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Quand le soleil s'éteint

8. Douai, Nord
Musique : Waves – Dean Lewis

 

 

— Et maintenant, un incendie, marmonne Samuel devant la fenêtre. Quelle soirée.

Déborah ne parvient pas à quitter des yeux cet étrange spectacle, la lumière rouge au-dessus des arbres, la fumée qui commence à apparaître. C’est à peine si elle se rend compte que Samuel lui rend son sac.

— On dirait que le feu se rapproche, s’alarme soudain quelqu’un derrière eux.

Au même moment, les lampes du restaurant se rallument. Ils ne sont plus très nombreux à être restés, hébétés et peu rassurés. Déborah n’en mène pas large non plus.

— Peut-être que nous devrions trouver un autre endroit pour…

Elle est interrompue par la voix autoritaire d’un homme venu de nulle part, si forte qu’elle en sursaute. Un militaire. Sans doute un gradé.

— Nous devons évacuer la zone, ordonne-t-il. Merci de nous suivre.

Déborah échange un regard avec Samuel, mais elle n’a pas le temps de dire quoi que ce soit que plusieurs soldats s’engouffrent dans le restaurant pour les faire sortir. Une fois dehors, elle se cogne à la foule de réfugiés massée devant l’établissement, un attroupement compact et agité qu’un rien pourrait faire exploser ; les visages déformés par la peur, l’incompréhension et la colère l’effraient un peu.

Puis elle réalise que l’écrivain ne se trouve plus à côté d’elle.

La jeune femme le cherche du regard avec une angoisse grandissante. Elle n’est pas loin d’y céder lorsqu’elle sent une main attraper son bras, et entend la voix de Samuel lui dire avec calme :

— Tout va bien, je ne suis pas parti.

Déborah ne peut s’empêcher de se traiter d’idiote.

— Ça se voyait tant que ça que j’étais en train de paniquer ? répond-elle.

— Oh, à peine.

Son ton ironique manque de la faire éclater de rire, en dépit de sa trouille. Histoire d’éviter de le perdre de nouveau, Déborah accroche son bras au sien, tandis que les militaires somment la foule d’avancer.

— Vous êtes venus en voiture ? leur demande un soldat qui passe parmi eux.

Il est très jeune, mais parle déjà comme un robot. Déborah répond :

— Oui, elle est garée le long de la départementale.

— Vous n’allez pas pouvoir la récupérer tout de suite, un camion va vous déposer. Vous habitez où ?

— À Douai.

— D’accord. À gauche, s’il vous plaît.

Il les invite d’un geste du bras à se diriger vers le fond du parking, où d’autres soldats les guident jusqu’à un véhicule militaire énorme, un camion à la remorque recouverte d’une bâche. Une petite file de civils patiente devant.

— De mieux en mieux, fait Samuel.

— Je vous rassure, on ne propose pas ce genre d’animation aux auteurs d’habitude.

— Vous devriez, pourtant. Ça change.

Déborah s’esclaffe. Peu à peu, l’air frais de la nuit atténue la tension qu’elle ressent dans son dos. Le stress a tendance à crisper ses muscles et à rendre ses os douloureux, alors elle est heureuse de s’éloigner de tous ces gens. Leur proximité lui mettait les nerfs en pelote.

Une fois devant le camion, Samuel lui demande :

— Et où vais-je passer la nuit ?

— Je n’allais pas vous laisser dormir dehors, si c’est ce que vous craignez.

— On ne sait jamais.

Il sourit toujours, et Déborah se demande si ce n’est pas lui qui la drague, finalement. Puis elle rallume son téléphone – qui indique qu’il est déjà minuit passé – et découvre deux messages de sa mère envoyés il y a à peine une demi-heure.

J’ai appris qu’il y avait un incendie, j’espère que tout va bien.

Elle hésite.

— Ça vous ennuie si on se rend chez ma mère plutôt que chez moi ? demande-t-elle. Elle s’inquiète, je pense, et j’avoue que moi aussi. Surtout si nous sommes en quarantaine. J’ai peur que si je rentre chez moi ce soir, je ne puisse plus aller la voir demain.

— Ça ne m’ennuie pas du tout.

— Super.

Soulagée, Déborah envoie un SMS à sa mère pour la prévenir de leur arrivée – sans préciser qui l’accompagne –, préférant ne pas lui téléphoner afin d’économiser la batterie. Une réponse lui vient à peine deux minutes plus tard.

— Au moins, nous ne la sortons pas du lit, remarque Samuel.

— Avec ce qui se passe, je ne suis pas sûre qu’elle aille se coucher de sitôt. Pas tant que je ne suis pas rentrée, en tout cas.

Elle marque une pause, puis ajoute :

— Et pour être honnête, elle sera ravie de vous voir chez elle. Elle a adoré vos bouquins.

— Quelqu’un de bon goût, alors.

Pendant qu’ils discutent, les premiers civils prennent place dans la remorque en fonction de l’endroit où ils descendent ; le camion va faire des arrêts dans les communes voisines pour leur permettre de rentrer chez eux et, par chance, Déborah et Samuel se trouvent dans les premiers. Une fois tout le monde à bord, le véhicule quitte la zone commerciale.

Plusieurs voyageurs commentent la situation, certains avec nervosité, d’autres avec philosophie. Ceux qui ne disent rien fixent le vide devant eux, épuisés. Les deux seuls enfants qui les accompagnent se sont endormis. Déborah, elle, peine à faire du tri dans ses idées : elle a du mal avec l’agitation et le bruit, et ne supporte pas de ne pas avoir le contrôle sur les événements. Si Samuel n’avait pas été là, elle se serait sans doute roulée en boule dans un coin pour attendre que ça passe.

Elle le regarde à la dérobée alors qu’il est plongé dans son téléphone, l’air soucieux, répondant à quelqu’un par messagerie interposée. Déborah ne parvient pas à se faire une idée de la façon dont il aborde la situation. Agit-il toujours avec ce calme olympien, ou bien est-il impliqué ? Elle a déjà eu la sensation, plusieurs fois, qu’il était au courant de quelque chose. Il connaissait l’existence du Somm, a prévenu qu’ils ne risquaient rien… Comment l’un des écrivains les plus en vogue du moment peut-il en savoir autant sur le sujet ? Il y a toujours eu une aura de mystère autour de lui, et plus encore ces deux dernières années, quand il est revenu sur le devant de la scène avec son nouveau livre. Personne ne s’attendait à ce que Samuel Hugo accepte de publier un autre roman, surtout chez son éditeur ; quelque chose l’aurait décidé, a-t-il dit. Quelque chose d’important en rapport avec son histoire personnelle.

Ce qui demeurera son secret, songe-t-elle. Ça suffit.

Déborah fait partie de ceux que la curiosité mène par le bout du nez. Ça la perdra, un jour.

Dehors, la route défile, la zone commerciale s’éloigne. L’on peut apercevoir à présent l’ampleur de l’embouteillage, avec dans le fond la menace de l’incendie, la lumière rouge sur les nuages et la fumée. Le feu semble avoir gagné du terrain. Mais peut-être n’est-ce qu’une impression.

Le camion marque un premier arrêt, puis un second à Douai, dans le centre-ville désert. Ils sont quatre à descendre ici, accompagnés par un soldat qui les suit afin de s’assurer que chacun rentre bien chez soi ; Déborah et Samuel le remercient une fois parvenus à destination, une petite maison à deux étages située dans une rue en retrait. Tout est calme autour d’eux, la ville semble endormie. Semble seulement, car la plupart des fenêtres sont illuminées, la preuve que les habitants ne dorment pas tous.

— Je ne suis pas mécontente de rentrer, dit la jeune femme en cherchant ses clefs.

— Vous êtes sûre que ma présence ne va pas déranger votre mère ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça.

Elle ouvre ensuite la porte en essayant de faire le moins de bruit possible, invite Samuel à entrer, puis referme derrière eux.

Le couloir est plongé dans la pénombre. La lampe du salon est allumée, en revanche, et l’on y perçoit les voix étouffées de deux hommes débattant sur une chaîne d’infos. Déborah retire sa veste, récupère celle de Samuel et suspend le tout sur un porte-manteau. Au même moment, sa mère fait son apparition.

— Je savais bien que j’avais entendu quelque chose, lance-t-elle. Tu pourrais prévenir.

— Je ne voulais pas te surprendre.

La mère de Déborah est une petite dame d’un certain âge, très maigre, frêle comme un oiseau, avec des cheveux gris ramenés en chignon et des lunettes posées sur le bout du nez. Malgré l’heure avancée, Déborah note qu’elle porte toujours le jean et le chemisier qu’elle avait ce matin, sans doute pour faire bonne figure devant l’invité de sa fille, quel qu’il soit.

Déborah lui colle un baiser sur la joue, puis fait mine de la gronder :

— Tu ne dors pas ?

— Ils ont commencé à parler d’un incendie à Seclin et après je n’ai plus vu l’heure passer.

La mère de Déborah se tourne vers Samuel, plisse les yeux en le reconnaissant, puis s’exclame :

— J’ai bien fait de ne pas me changer. De quoi j’aurais eu l’air, en chemise de nuit devant une célébrité ? Et je ne suis pas maquillée !

— Je ne pourrais jamais vous remercier assez pour votre accueil, répond Samuel. Même en chemise de nuit.

Déborah lève les yeux au ciel devant les minauderies de sa mère, puis elle sourit. La présence d’un écrivain mondialement renommé dans sa maison va alimenter les conversations avec ses voisines pendant au moins six mois, elle qui a fait du lobbying auprès de son club de lecture. Elle et ses copines avaient adoré Le Sidhe au moment de sa sortie.

— Je vais pouvoir me coucher maintenant que vous êtes rentrés, dit sa mère. Ça m’inquiète un peu, cette histoire de confinement. J’espère que ça ne durera pas.

— Ça ira, Maman, je resterai avec toi pendant la quarantaine.

Déborah dit ensuite à Samuel :

— Je vais vous montrer où dormir, si vous voulez vous poser cinq minutes.

Elle l’invite à la suivre à l’étage. Sa propre chambre se situe au premier, ainsi que l’ancienne chambre de sa sœur qui sert pour les amis et la famille, que Samuel va occuper pendant la nuit ; au second se trouve celle de sa mère.

— C’est vraiment gentil à elle de m’héberger, dit Samuel en posant son sac sur le lit. Qu’est-ce que je pourrais lui offrir en remerciement ?

— À mon avis, une simple signature dans son exemplaire du Sidhe suffira à la mettre en joie. Elle ne dira peut-être pas non à une boîte de chocolats, aussi.

Déborah le laisse prendre possession des lieux. Elle redescend au salon, où elle trouve sa mère occupée à préparer un en-cas malgré l’heure tardive, avec petits gâteaux et tisane.

— Je m’en serais chargée, Maman, soupire la jeune femme.

— Ça me fait plaisir. Et ça me change les idées, aussi. J’étais vraiment inquiète.

Elle se tourne vers sa fille pour déposer un baiser sonore sur sa joue, avant d’éteindre la télé.

— Qu’ont-ils raconté ? s’enquiert Déborah.

— Ils se sont trompés, ce ne serait pas le SRAS mais un virus inconnu qui plonge ses victimes dans le coma.

— Comme la maladie du sommeil transmise par la mouche tsé-tsé ?

— Quelque chose de ce genre. J’ai l’impression qu’ils commencent un peu à paniquer, au gouvernement. Ça fait quand même deux semaines que ce truc sévit à Paris et ils n’ont rien anticipé.

Elle donne plusieurs tapes dans les coussins du canapé avant de se redresser, puis observe son salon d’un œil sévère. Déborah intervient :

— Ce n’est pas l’heure de faire du ménage. Va au lit, maintenant.

— Tu me réveilleras demain matin ? Je ne voudrais pas manquer de dire au revoir à notre invité. Il est vraiment charmant, tu ne trouves pas ?

— Maman…

C’est tout juste si sa mère ne glousse pas comme une adolescente. Déborah ne peut s’empêcher de rire… puis elle remarque que Samuel les a rejointes dans le salon. Il les regarde toutes les deux avec un sourire en coin.

— J’ai tout entendu, dit-il.

— Tant mieux, réplique la mère de Déborah. Allez, bonne nuit !

Elle monte ensuite se coucher, emportant son rire dans les étages.

— Ma mère n’est vraiment pas sortable, soupire Déborah.

— Elle a l’air adorable.

— Oui, mais pas sortable.

Ils s’installent dans le canapé pour la tisane. La jeune femme commence à accuser le coup après cette interminable journée à ne pas savoir si elle finirait par rentrer. Le silence de la maison l’apaise. C’était une bonne idée de venir chez sa mère, elle aurait eu du mal à supporter la solitude dans son petit appartement.

— J’ai entendu ce que vous disiez au sujet de l’épidémie, dit alors Samuel. Ils ont abandonné l’histoire du SRAS ?

— Parce qu’ils savaient déjà qu’il s’agissait du Somm ?

— Ils ne sont pas au courant de grand-chose, pour tout dire.

Il a l’air fatigué. Préoccupé, aussi, bien que cela ne soit pas flagrant. Déborah le voit à sa manière de consulter son téléphone, comme s’il attendait un message ou un coup de fil d’un instant à l’autre.

— Qu’est-ce que vous savez vraiment ? interroge-t-elle alors.

Elle ne voulait pas prendre ce ton dur et décidé, mais avoir été maintenue dans l’ignorance toute la journée a réduit sa patience à néant. Surtout si l’on parle d’une épidémie aussi grave qui pourrait toucher tout le monde.

Samuel répond :

— Le Somm est une maladie très contagieuse dont on ne sait pas grand-chose pour le moment, et qui…

— Vous me l’avez déjà dit, le coupe-t-elle. D’où ça vient ? Pourquoi le gouvernement semble perdu à ce sujet, pourquoi ces mesures ont été prises si tard ? Pourquoi…

À son tour d’être interrompue, mais par une vibration du téléphone de Samuel.

— Je suis désolé, je dois répondre, s’excuse-t-il.

Il a l’air si navré que Déborah acquiesce sans rien dire, le laissant se réfugier dans la cuisine afin de prendre son appel. Décidément, obtenir des explications s’avère impossible. Dépitée, la jeune femme se ressert une tasse de tisane et se renfonce dans le canapé, tendant l’oreille.

Elle ne capte pas grand-chose de la conversation. La voix grave de Samuel, étouffée par la distance et le mur du salon, ne lui permet pas d’entendre quoi que ce soit d’intelligible, à part quelques mots. Et des noms, du moins elle le croit. Roya – l’amie de Samuel que les paparazzis harcelaient à une époque, ça lui revient – et Alpha. Est-ce réellement un prénom ? Oui. Il a dit « tu vas le dire à Alpha ? », Alpha est donc une personne. L’intonation de sa voix suggère qu’il cherche à rassurer celui ou celle qui se trouve au bout du fil.

Quand il revient, son inquiétude semble s’être envolée. Samuel reprend sa place avant de s’excuser de nouveau :

— C’était un ami. Il cherche à me joindre depuis ce matin mais il n’y arrivait pas à cause de la panne de réseau.

— Tout va bien, au moins ?

— Maintenant, oui.

Il s’interrompt et semble hésiter à continuer.

Et Déborah finit par accepter qu’il ne lui révélera rien. Elle n’était qu’une bénévole pendant un festival, après tout. Les longues heures de galère qu’ils ont passées ensemble se sont produites par hasard, parce qu’elle se trouvait là au bon moment. Rien de plus. Étrangement, l’admettre atténue sa déception. Elle regrette juste d’avoir laissé ses livres dans le coffre de la voiture ; elle aurait aimé garder une trace de cette improbable rencontre avec l’un de ses écrivains préférés, mais tant pis. Conserver ce souvenir dans sa mémoire, c’est déjà bien.

Pourtant, Samuel ne semble pas en avoir fini. Il joue avec son téléphone, presque ennuyé, avant de le poser sur la table et de poursuivre :

— En fait, tout va s’arranger à partir de maintenant. Le Somm devrait disparaître dans les prochains jours, au pire les prochaines semaines.

Ces mots mettent un temps avant de parvenir au cerveau de Déborah, qui n’est pas sûre d’avoir bien entendu.

— Comment pouvez-vous savoir ça ? demande-t-elle avec lenteur.

— Je pense que vous l’avez deviné, je suis au courant de beaucoup de choses au sujet du Somm. Pour l’heure, les deux malades détectés à Lille seront les seuls de la région et ne contamineront pas d’autres personnes. C’est aussi le cas à Marseille. À Paris, il faudra un peu plus de temps.

— D’accord. Mais encore ?

Déborah repose sa tasse, plus intriguée que jamais.

— Je ne devrais pas vous raconter ça, reprend Samuel. Vous avez l’air d’être quelqu’un de bien et ça m’ennuierait de vous causer des problèmes en vous révélant ce que je sais…

— C’est une histoire de complot gouvernemental à la X-Files, c’est ça ?

Sa remarque le fait sourire, puis il secoue la tête.

— Pas un complot gouvernemental, eux ne sont au courant de rien. Leur incompétence dans la gestion de l’épidémie en est la meilleure preuve. Non, en réalité, le Somm n’est pas exactement une maladie comme les autres.

Et là, dans le silence du salon, alors que la ville calfeutrée s’endort en ignorant tout de ce qui se passe, Déborah apprend avec stupeur la vérité autour de cette maladie ésotérique née sans raison aucune, sans remède et sans origine, un virus que des êtres d’exception dotés de magie cherchent à enrayer au péril de leur vie. Elle découvre aussi pourquoi Samuel en connaît l’existence, et sourit en pensant aux histoires qu’il raconte dans ses livres, à la magie qu’il décrit, à l’émerveillement qu’il dispense rien qu’avec des mots.

Il n’y a pas de hasard, songe-t-elle. Elle aimerait y croire en tout cas, et se dire que cette journée de folie n’était peut-être pas que le résultat d’une rencontre fortuite entre un écrivain de renom et une simple bénévole qui a renoncé à ses rêves.