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Les ombres d'Atlacoaya

Texte integral

« Raconte-moi Atlacoaya, père. »

 

Tu descends l’escalier de pierre sur la pointe des pieds afin de ne pas réveiller ton petit frère qui dort à l’étage. Si j’entends à peine ta voix quand tu m’interroges, j’y perçois quand même la curiosité dont tu faisais preuve lorsque tu n’étais qu’une toute petite fille. Combien de contes et de légendes t’ai-je narrés ? Des milliers, peut-être. Il est tard, Ava, et tu devrais retourner te coucher ; le voyage qui t’attend demain sera long.

 

« Je sais, mais je ne parviens pas à dormir. Raconte-moi. »

 

Quel beau choix de mots… Car tu as raison : Atlacoaya n’est pas une ville, mais bien une histoire.

Peut-être t’effraie-t-elle, ce qui ne me surprendrait pas : la cité aux mille temples est toujours impressionnante pour ceux qui ne la connaissent pas. Impressionnante, et terrifiante, et accueillante, et si étrange, parfois… Est-ce pour cette raison que je l’ai quittée il y a tant d’années que je ne les compte plus ? C’est bien possible. Atlacoaya sert de refuge aux âmes jeunes et fougueuses et ces dernières, quand le poids de l’âge se fait sentir sur leurs épaules, s’en vont alors sans se retourner. Autrefois, nous fuyions la cité en raison de la violence qui régnait en ses rues ; aujourd’hui, nous nous en allons avec le sentiment du devoir accompli, sereins et apaisés, heureux d’avoir foulé de nos pieds sa terre et ses pavés.

Il faut la voir pour la comprendre. Il faut la contempler, et admettre que personne ne pourra jamais la découvrir dans son entier. Ses centaines de ruelles labyrinthiques, ses coupoles à perte de vue perdues entre les clochers et les minarets, ses innombrables marchés dans lesquels des commerçants vendent et achètent leurs trésors venus de l’autre côté de la mer… Et ses mille temples, oui. Mille religions, mille cultes, qui forment, selon certains, l’esprit d’Atlacoaya. Ses marchands, eux, en façonnent le cœur, et ses promeneurs, le sang qui bat dans ses veines.

Tu vas devenir commerçante, Ava, tu vas prendre ma succession. Et ainsi, tu feras partie intégrante d’Atlacoaya, elle t’absorbera comme une part d’elle-même… Elle t’aimera de la même façon qu’elle aime chacun de ses habitants, chacun de ses commerçants, chacun de ses prêtres, chacun de ses sans-abri… Tu vivras dans une de ses maisons, tu y seras en sécurité et tu participeras à sa vie et à son équilibre. Une existence paisible sous la main bienveillante de nos reines. Peut-être les apercevras-tu, d’ailleurs, comme j’en ai croisé une un jour, alors qu’elle se rendait au temple d’émeraude. Seule, toujours seule : elles n’apparaissent jamais ensemble en public. Elles étaient si jeunes à cette époque – combien de fois me suis-je vanté d’avoir une fille du même âge que nos souveraines, te rappelles-tu ? –, et si semblables aux habitants de la cité…

Elle marchait pieds nus sur les pavés, vêtue d’une simple robe et gardant serré autour de ses épaules un châle fait d’une étoffe fine et transparente, le seul bien précieux qu’elle semblait posséder. Nos reines n’ont jamais voulu de leur charge, tu le sais, et elles sont toujours apparues sans atour ni ornement.

J’ai croisé son regard, ces yeux dorés qui portaient le poids du monde, alors que je marchais en sens inverse. Et elle m’a souri. Redevenue jeune et insouciante comme chaque enfant de son âge devrait l’être, elle a poursuivi son chemin vers le temple. Je les ai revues l’une ou l’autre de temps en temps, et je savais toujours face à laquelle je me trouvais grâce à ce merveilleux sourire qu’elle ne manquait jamais de m’adresser.

 

« Quelle nostalgie dans tes mots, père… »

 

Tu découvriras bien assez tôt qu’on ne peut jamais vraiment quitter Atlacoaya. Elle nous hante, cette satanée ville, elle ne s’efface que rarement de nos pensées. La blessure qu’elle nous inflige, une blessure mélancolique, est un écho de la tristesse qui nous assaille quand nous la quittons pour toujours. Nous marchons sur la route qui nous séparera d’elle, et nous ne pouvons nous empêcher de nous retourner, d’admirer ses contours, de lui dire au revoir.

Adieu, peut-être, mais avec le secret espoir de la retrouver un jour.

 

« Pourquoi n’avoir jamais décidé de retourner là-bas, alors ? »

 

J’ai quitté Atlacoaya il y a plus de cinquante ans parce que j’en avais fini avec elle. J’ai vécu ma vie ailleurs, loin du tumulte, loin des prières qui résonnaient au-dessus des toits, loin des chants mystérieux et des parfums d’encens. Et je n’ai jamais regretté d’avoir fait ce choix. Mon maître d’alors n’en était que plus heureux que je décide de reprendre son affaire quand il a souhaité s’en défaire… J’ai fait rapatrier son échoppe afin de la rouvrir dans notre village, vendant ces herbes et ces épices qui ont fait notre renommée. Lorsque j’ai fait le choix de déplacer la maison-mère d’Atlacoaya, beaucoup de mes partenaires m’ont abandonné, certains de mes concurrents m’ont traité de fou… Et pourtant, je n’ai pas douté de ce pari risqué. Diriger mon affaire ici ne m’a jamais pénalisé. Je suis le négociant en épices le plus riche du pays parce que je n’ai pas cédé aux sirènes d’Atlacoaya.

Elle nous consume peu à peu, cette cité ; nous l’aimons tant qu’elle nous engloutit et nous fait perdre le sens des réalités. Combien de marchands ont fermé boutique à cause de cette ivresse d’argent et de pouvoir ? Je refusais de tomber dans le piège. Et puis, tu sais aussi que ta mère était originaire de ce village, et que j’aurais parcouru le monde afin de la rejoindre. Non, vraiment, si quitter Atlacoaya a infligé une grande peine à mon cœur, je ne l’ai jamais regretté.

 

« Pourquoi tiens-tu absolument à ce que je m’y rende à mon tour ? »

 

Tu vas prendre ma suite, tu dois alors rencontrer ceux qui deviendront tes marchands. Mais j’ai voulu, surtout, que tu voies la cité de tes propres yeux. Que tu la découvres, que tu t’imprègnes de sa beauté et de ses dangers. Des ses ombres, aussi.

Comment raconter Atlacoaya en occultant l’ombre qu’elle projette ?

Elle n’est pas que lumineuse, notre ville aux mille temples. Ses fêlures et ses ténèbres la subliment ; des traces de cette violence qui l’animait autrefois, de la haine et de la peur qui s’en dégageaient, et que l’on a réussi à étouffer.

J’avais dix-sept ans quand je m’y rendis pour la première fois. Ma toute première mission d’apprenti ! Je n’avais jamais quitté la petite bourgade qui m’avait vu grandir, et la perspective de visiter une ville aussi vaste me terrifiait tout comme elle m’enthousiasmait. Mon travail consistait à livrer quelques tonneaux d’épices au grossiste du marché de l’est de la cité : je chargeai toute la cargaison sur ma petite charrette, dis au revoir à mes parents, et me lançai à l’assaut de la route. Et là, au bout du chemin, après des heures éreintantes de voyage… Elle apparut.

Telle une illusion, une oasis perdue au beau milieu d’un champ de poussière. Tout était si aride, à l’époque, stérile, mort… La désolation même. Les terres ne donnaient plus rien aux paysans, l’eau se faisait de plus en plus rare… Des temps difficiles, comme tu le sais. Peu de survivants de ces années l’avoueront, mais je peux t’affirmer que nous étions nombreux à croire que la fin de toute vie était venue.

Atlacoaya était l’ultime refuge de ceux qui vivaient sur le continent. Comme elle accueillait tous les demandeurs d’asile, elle eut vite fait de grandir, grandir encore… L’enceinte de pierre qui l’entourait était constamment en travaux, couverte d’échafaudages en bois et de bâtisseurs qui s’acharnaient à défaire les murs pour les reconstruire plus loin. Les rues se multipliaient, et les temples aussi. Les marchés, les auberges, les bordels…

Les Sources y faisaient pèlerinage afin de vendre leur magie. Ils font office de légende aujourd’hui, mais je peux t’assurer que j’ai moi-même acheté leurs sortilèges lorsque j’en avais besoin. Ils étaient d’une très grande aide… Si nous manquions d’eau, de médicaments, si nous ne parvenions pas à faire prendre le feu de camp, si une roue de carriole venait à rompre… La magie des Sources nous sortait souvent d’un mauvais pas fâcheux.

Mais avec le temps, tous ceux qui faisaient usage de la magie étaient vus d’un mauvais œil, avant d’être purement et simplement chassés. Ce fut l’âge de l’intolérance, l’âge de la haine : la haine de la magie, en effet, puis celle des pauvres, celle des malades, celle des différents. Les quartiers s’organisaient entre eux et devenaient de véritables coupe-gorge : gare à ceux qui y pénétraient sans autorisation ! Des impôts très élevés furent prélevés aux commerçants au point que beaucoup d’entre eux durent mettre la clef sous la porte. Puis vint le temps des rançons, des enlèvements, des meurtres, même. La pierre des rues se teintait du sang de ces malheureux. En l’espace de deux décennies, Atlacoaya devint une cité mal famée et dangereuse, impitoyable.

Jusqu’à l’avènement de nos reines il y a presque dix années, mais je ne t’apprends rien ; la tâche qui leur incombait était ardue, et des échos de ces temps maudits nous accablent encore aujourd’hui.

Une fois parvenu à la porte des marchands, j’entrai à Atlacoaya pour la première fois en ouvrant grand les yeux.

Même dans mes rêves, je n’avais jamais vu une telle foule. Tous ces gens étaient si différents… Ils venaient des provinces voisines, parfois d’autres pays, ce qui était très rare à l’époque. J’y découvris toutes les nuances de peau, de la plus pâle à la plus sombre, et m’émerveillai de ces couleurs ; je vis tant d’ethnies, tant de vêtures étranges aux tissus précieux et inconnus, des bijoux magnifiques, des coiffures étonnantes ; j’entendis des langues mystérieuses ou insolites. Je les observais de loin, perché sur ma charrette à tenter de conduire ma monture à travers le dédale de cet incroyable marché. Sur les côtés de la route s’étendaient des étals par milliers, remplis de curieuse nourriture, d’étoffes aux couleurs vives, d’épices que je n’avais jamais vues. Quelques animaux parfois, comme ces fauves minuscules dont la fourrure paraissait si douce, ou des instruments de musique qui donnaient envie de danser quand on en jouait. Et les parfums, Ava… À chaque échoppe un parfum différent, celle de la viande rôtie ou de fragrances de fleurs, de l’encens, des herbes médicinales…

Tout ceci me transporta de joie, mais me déstabilisa aussi : je me sentais si petit, si insignifiant… Un simple apprenti vendeur d’épices à peine sorti de sa campagne, ignorant tout des usages et des coutumes, et surtout des pièges à éviter.

Après avoir traversé le marché – je découvris par la suite qu’il en existait une dizaine de ce genre, au moins aussi grands et aussi fréquentés, ce qui me donna le vertige –, je refrénai mon enthousiasme et poursuivis mon chemin dans une large rue pavée au fond de laquelle se tenait un gigantesque bâtiment de pierre. J’étais arrivé chez le grossiste à qui je devais vendre ma marchandise.

Après la curiosité et la décontenance, voici venir l’appréhension. Je n’avais encore jamais conduit de négociation moi-même, c’était une première. Mon maître n’aurait pas vu d’un bon œil que je vende sa précieuse cargaison à un prix trop bas… Une grosse responsabilité pesait sur les épaules en cet instant, telle qu’elle me faisait trembler.

 

Toi, trembler ? Allons…

 

Nous avons tous commencé quelque part, tu sais ? Et j’avais bien moins d’assurance que toi à ton âge… Alors, imagine à dix-sept ans ? Je garai donc ma charrette au bout d’une longue file de marchands itinérants comme moi, et patientai. Le grossiste lui-même venait à la rencontre de mes condisciples ; c’était un grand homme au ventre énorme, à la tunique blanche tachée d’épices de toutes les couleurs, et à l’imposante moustache. Tout en lui était monumental, d’ailleurs, jusqu’à sa voix, forte et tonitruante. Pendant ce temps-là, j’observais le reste de la rue avec une expression que j’espérais quelque peu blasée. Ma fierté d’adolescent ne pouvait pas laisser montrer que j’étais fasciné par ces lieux.

Quand le grossiste arriva à ma hauteur, il me fit sursauter par sa grosse voix. Il reconnut tout de suite mon chargement, et sut quel vendeur je représentais ; il faut dire que nous n’étions pas nombreux à cultiver la bleue-de-nuit, cette épice rare et coûteuse à la belle couleur indigo prisée par les maquilleurs et les peintres.

— Voilà le nouvel apprenti d’Ivar, lança le grossiste. Comment t’appelles-tu ?

— San, monsieur.

— Pas de monsieur entre nous ! Allez, montre-moi ce que tu as là.

J’ouvris sous ses yeux la dizaine de tonneaux de bois ferré renfermant les épices : un arc-en-ciel de couleurs et de senteurs mêlées, des plus courantes aux plus recherchées. Bien entendu, la bleue-de-nuit fut celle qui l’intéressait le plus. Après avoir tout inspecté, il sortit un calepin de sa poche et inscrivit quelque chose sur une feuille, avant de me la tendre. J’y lus un prix conséquent, bien plus élevé que ce que m’avait conseillé mon maître. Mais je ne montrai pas ma surprise.

Au contraire, je sentis monter une sorte d’effronterie qui ne me ressemblait pas, peut-être galvanisée par ma présence dans la cité, et par l’agitation dans ses rues.

— Maître Ivar espérait plus, dis-je. Il sera déçu si son client préféré ne lui donne pas la somme qu’il escomptait.

Ma voix était égale, mais mon cœur battait la chamade. Je me demandais ce qui me prenait de mentir ainsi. Face à moi, le grossiste hésita, se gratta la tête en lisant ses notes sur son calepin, puis lâcha :

— Bon, d’accord. J’augmente de dix pour cent.

Il écrivit la nouvelle somme sur mon papier puis m’aida à refermer les tonneaux. Je n’en croyais pas ma chance : avais-je réussi à berner le client de mon maître ? Ce n’est que bien plus tard que j’appris la raison de ce revirement ; à cause de l’incendie d’un champ de bleue-de-nuit, le cours de cette fleur rare avait brutalement grimpé en une seule journée.

Après avoir scellé notre accord d’une poignée de main, le grossiste m’indiqua une petite place située en parallèle de la rue, là où je pouvais décharger mes épices. Une fois garé, un homme s’approcha de moi afin de m’aider, un homme noir, immense et fort, aux incroyables yeux verts.

Un kāla. La surprise de croiser un tel homme fut plus grande que celle d’avoir réussi à arracher une somme conséquente au grossiste.

 

« Un “kāla”, père ? »

 

Il est vrai que tous les membres de cette étrange caste ont disparu… Du moins, nous n’en avons plus vu un seul depuis longtemps. L’on dit que ce sont les descendants d’une sorcière qui a vécu il y a des centaines d’années, qu’ils auraient hérité de la couleur de sa peau et celle de ses yeux, ainsi que de sa magie. Les kāla étaient des shamans capables de commander au vent, aux tempêtes, et ils possédaient des dons de prémonitions. J’ignore pourquoi, ils furent tous assassinés à une époque et ceux qui en ont réchappé furent pourchassés. Ils auraient commis une faute grave… mais notre histoire ne se rappelle pas la raison de cette faute. Quand j’étais jeune, ils étaient victimes de chasse à l’homme, ou servaient parfois d’esclaves…

Celui dont je te parle, Uanga, bénéficiait sans doute un sort bien plus enviable que ses semblables car il travaillait et avait droit, en ce sens, à une minuscule chambre dans la pension tenue par le grossiste, là où s’entassaient les autres employés de ce dernier. Il mangeait à sa faim, aussi, et était préservé des violences commises par des marchands ou des habitants d’Atlacoaya qui ne voyaient pas sa présence dans la ville d’un bon œil. Il avait peu d’amis, ses collègues ne lui parlaient jamais, mais rien ne semblait l’atteindre.

Uanga répondit à mon expression d’incrédulité par un sourire, puis il chargea sur son épaule un des tonneaux de ma charrette. Je le suivis avec un autre fût jusqu’à la réserve du grossiste, une gigantesque grange à l’abri des intempéries où s’étalaient des centaines de caisses de bois et de tonnelets. Je n’avais jamais vu autant d’épices et d’herbes de ma vie, même mon maître n’en possédait pas autant. Ces produits étaient ensuite vendus en plus petite quantité aux marchands de la ville, aux propriétaires d’échoppes et aux aubergistes.

Quand nous en avions terminé, je soufflai quelques secondes : il faut dire que ce jour-là, le soleil brillait bien haut et jetait sur nous ses rayons acérés, sans compter que je n’avais pas l’habitude d’accomplir autant d’efforts. Lorsque j’ai commencé mon apprentissage auprès de mon maître, je me destinais surtout à un travail de comptabilité et non pas au transport de marchandises. Uanga, lui, paraissait ne pas être incommodé par la chaleur ; il se contenta d’essuyer son visage et de rajuster la tunique sale qu’il portait.

— Combien de temps restes-tu à Atlacoaya ? me demanda-t-il de sa voix grave.

— Trois jours, je dois récupérer quelques biens pour mon maître. Je repars ensuite chez moi.

— Sais-tu où dormir ?

— Mon maître m’a donné l’adresse d’un refuge.

Je sortis de ma poche un papier sur lequel était griffonné un nom. Uanga le prit et le lut – ce qui m’étonna puisque, en raison de rumeurs tenaces, je croyais les kāla illettrés –, puis il interpella le grossiste qui passait à ce moment-là.

— Ivar lui a donné l’adresse de la vieille Sere, lui dit Uanga.

— Voilà qui tombe mal.

Je n’eus pas le temps de demander pourquoi que le grossiste ajouta :

— Le refuge de Sere a fermé il y a quelques semaines mais ça, Ivar ne peut pas être au courant.

— Où vais-je loger, alors ?

— Il reste une chambre parmi celles de mes hommes. Ce sera gratis pour cette fois mais à ton prochain séjour, emporte un peu d’argent car les refuges comme ceux de la vieille Sere sont toujours bondés.

Je tentai de refouler l’inquiétude qui me gagnait. Je venais à peine d’arriver à Atlacoaya que mon périple ne se déroulait pas comme prévu… Et comme je voyageais seul pour la première fois, la moindre anicroche me faisait craindre le pire.

— Uanga t’y conduira, conclut le grossiste indifférent à mon trouble. Mais pour l’instant, il a encore du travail. Tu peux te promener dans la ville en attendant ce soir.

— Bien, monsieur, merci.

— Et arrête de me donner du monsieur.

Il s’en alla de son pas lourd, suivi d’Uanga.

Je récupérai ma carriole afin de la laisser dans un enclos envahi d’autres véhicules, puis arpentai la rue la plus proche, craignant de m’en éloigner. J’avais peur de me perdre, surtout, avant de me rendre compte qu’il y avait, à intervalles réguliers, plusieurs panneaux plantés dans la terre. Le commerce du grossiste y était toujours indiqué, ce qui me permit de flâner le cœur un peu plus léger.

Je fis une halte dans une boutique de parfums. Naïvement, je crus pouvoir en acheter, mais tous les flacons étaient hors de prix. J’espérais tellement en offrir un à ta mère… Même une simple bouteille vide aurait fait son bonheur, tant le travail du cristal était magnifique. Par chance, je tombai sur une vendeuse tout à fait charmante qui me proposa de choisir parmi les minuscules bouteilles qui étaient à la portée de ma bourse. Je jetai mon dévolu sur une fragrance de rose et d’évrane que ta mère a adorée. Elle ne l’a jamais porté, ce parfum, et s’est contentée d’admirer le flacon ouvragé, de l’ouvrir avec délicatesse et de le sentir de temps à autre.

Je me promenai le reste de l’après-midi parmi les allées du marché. Un marché si vaste que je n’en vis pas le bout… Quand le soleil commença à décliner, les commerçants fermèrent peu à peu boutique. Les étals furent repliés, les tonnelles démontées, les marchandises rangées avec soin… J’observai ce spectacle insolite tout en enviant ces gens ; je crois, en effet, que je voulais moi aussi participer à cette agitation. J’apprenais à vivre en même temps qu’eux, à exister au rythme d’Atlacoaya. Elle m’avait contaminé.

Une fois le soir tombé, je retournai voir le grossiste, et n’y trouvai qu’Uanga qui venait tout juste de terminer sa journée.

— Le patron est déjà rentré, sourit-il. C’est moi qui m’occupe de verrouiller la réserve.

Je l’accompagnai ensuite jusqu’à la pension située près de la maison du grossiste, une énorme bâtisse en pierre et aux tuiles de terre cuite. Il fallait voir cette maison pour le croire, Ava : elle était aussi grande que le marché couvert de notre village. Qu’une telle habitation appartienne à une seule famille me stupéfiait.

Les employés qui n’avaient pas d’abri et qui ne savaient pas où loger dormaient dans la dépendance située au bout du terrain. Là aussi, il s’agissait d’un très grand bâtiment, accolé à l’enceinte de la ville, de sorte qu’il était possible d’admirer le paysage aride qui nous entourait.

Uanga me montra ma chambre – une minuscule pièce qui ne comportait qu’un lit – et me souhaita une bonne nuit. Mais, avant de partir, il ajouta quelque chose :

— Je te conseille de ne pas sortir. Les rues sont dangereuses quand il fait noir.

— Pourquoi voudrais-je sortir à cette heure ?

— Tu constateras vite qu’Atlacoaya vit aussi de nuit, et qu’elle possède un visage bien différent. Peut-être que tu ne voudras pas te balader dehors ce soir, mais demain, en revanche… La curiosité te poussera sans doute à quitter ta chambre. Je te le recommande encore une fois : ne sors pas la nuit sans être accompagné, et ne traîne pas dans notre quartier. Si tu le souhaites malgré tout, viens me trouver.

Il me montra sa chambre à l’autre bout du couloir, puis me quitta sans rien ajouter.

Le conseil me surprit dans un premier temps. T’ai-je dit que j’étais naïf ? Une vaste cité comme Atlacoaya recèle bien des dangers lorsque la nuit tombe… La mise en garde d’Uanga ne fut pas de trop.

Je m’installai alors tant bien que mal dans mes quartiers. La promiscuité de la chambre, l’odeur de renfermé, l’atmosphère étouffante de fin d’été, l’étroitesse du lit, tout cela ne fit qu’accentuer une déprime que je n’avais encore jamais ressentie. J’avais le mal du pays, voilà tout : c’était la première fois que je quittais la ferme de mes parents pour voyager seul.

Les couloirs résonnaient du bruit de semelles battant le sol, d’éclats de voix d’hommes, de rires. Puis, à mesure que les minutes passaient, les voix se turent, et les chandelles s’éteignirent une par une. Mais je ne trouvais pas le sommeil, me contentant de contempler le plafond dans la pénombre. La lueur de la lune traversait la vitre crasseuse, elle accentuait les contours et les ténèbres régnant dans les coins de la pièce.

Je me levai alors et regardai par la fenêtre qui donnait sur la cour près de la demeure du grossiste. Les lumières de cette dernière étaient éteintes, elles aussi. En réalité, toute la rue était plongée dans le noir, contrairement aux autres quartiers de la cité qui semblaient en proie à d’interminables fêtes. J’en apercevais les lampions et en entendais des chants. Des bruits de verre brisé, parfois, ainsi que des cris d’hommes ivres. Rien qui me donnait envie de les rejoindre, car je me sentais tout à fait étranger à cette manière de vivre.

Puis un mouvement attira mon attention dans la nuit. Une grande silhouette sombre marchant d’un pas sûr vers l’endroit le plus noir de la rue.

C’était Uanga. Comment l’ai-je reconnu ? Je l’ignore. Quelque chose dans sa démarche m’interpellait, je crois.

J’hésitai longtemps. Et si je le rejoignais ? Pourquoi pas. Mais s’il ne voulait pas de ma présence près de lui ? Quelles que fussent les raisons de sa promenade nocturne, il ne souhaitait sans doute pas qu’un jeune freluquet comme moi le suive à la trace… Et pourtant, j’étais sûr que dans sa mise en garde affleurait une invitation. Au lieu de dire : « méfie-toi de la nuit », il me disait : « viens avec moi pour l’affronter ».

Je me décidai après de très longues minutes. Finalement, j’enfilai mes chaussures et me glissai dans le couloir, marchant sur la pointe des pieds afin d’éviter de faire grincer le parquet. Une fois dehors, je sentis l’air frais bienvenu après la chaleur de ma chambre mais très vite, une terrible angoisse m’envahit : j’étais seul. Seul, à la merci des âmes errantes de la ville, des voleurs et des égorgeurs. Je faillis céder à la panique et parvins à la réprimer de justesse lorsque j’aperçus le kāla au bout de la rue.

Il était assis sur un banc de pierre non loin de la porte des marchands laissée ouverte, vêtu d’une longue chasuble grise et d’un turban d’une teinte semblable. Je voyais la tenue traditionnelle d’un shaman pour la première fois, ce qui me ravissait et m’intriguait dans le même temps. Je voulus alors m’approcher de lui quand, soudain…

De curieuses créatures entrèrent dans la cité, des bêtes sombres marchant à quatre pattes, à la silhouette proche de celle des fauves ; un long cou, des petites oreilles dressées, et une impressionnante gueule aux dents acérées. Leurs yeux brillaient à la lueur de la lampe à huile posée à côté d’Uanga.

Ces animaux me paraissaient féroces, dangereux comme jamais. Leurs crocs auraient pu broyer n’importe quel être humain. Et ils étaient trois… Trois créatures exhalant l’agressivité et la malveillance. Pourtant, elles s’approchèrent d’Uanga à pas de loup, presque avec crainte – avec respect –, et s’assirent sur leur séant face à lui.

— Viens, San. N’aie pas peur.

La voix du kāla me surprit au point que j’en sursautai. Puis je parcourus les quelques mètres qui me séparaient de lui en prenant garde à ne pas faire de bruit ; les trois bêtes me fixaient de leurs yeux sombres, guettant le moindre de mes gestes.

— Ne t’inquiète pas, me rassura Uanga. Elles ne bougeront pas.

Je m’installai à côté de lui sur le banc, découvrant à ses pieds une énorme marmite pleine d’un gruau peu appétissant.

— Que sont ces animaux ? demandai-je à voix basse.

— On les appelle des ombres, ici… Ce sont des dévoreuses.

J’eus un hoquet d’horreur.

Des dévoreuses… Combien de contes sont-ils peuplés de ces créatures terrifiantes ? Combien de villages ont-ils été dévastés parce qu’elles s’y sont aventurées, dévorant les enfants, les vieillards, les plus faibles ? Peu de gens peuvent se targuer d’en avoir aperçu de leurs propres yeux, car peu de gens ont survécu à leur entrevue avec elles… Et là, trois dévoreuses se tenaient face à moi, immobiles, inoffensives.

— Elles viennent tous les soirs, me dit Uanga. J’ouvre la porte et je les attends. Elles ne sont pas toujours trois, il m’est arrivé d’en voir dix d’un coup, une meute entière. Une famille vit dans le désert.

— Et que fais-tu ?

— Regarde.

Il se pencha et prit une pleine poignée de gruau dégoulinant, puis il tendit la main vers la dévoreuse qui se tenait au milieu. Je remarquai d’ailleurs qu’elle paraissait plus grande, plus âgée… La cheffe de meute, sans doute.

La main d’Uanga ne tremblait pas quand la bête s’avança vers lui et lécha avec délicatesse la bouillie sur ses doigts. Je n’en croyais pas mes yeux. Comment de tels animaux, si féroces et traînant une si mauvaise réputation, pouvaient-ils se comporter comme des agneaux face à nous ? J’imaginais déjà les dégâts qu’ils auraient pu causer dans les rues d’Atlacoaya s’ils s’y aventuraient.

Lorsqu’elle eut terminé de manger, la dévoreuse recula et Uanga nourrit les deux autres, une par une.

J’assistais à un ballet mille fois joué, presque un rituel.

— Nous sommes quelques-uns à nous en occuper, reprit-il. Un à chacune des portes de la cité. J’ignore pourquoi mais elles sont plus nombreuses ici, si bien que personne ne veut se promener dans notre quartier pendant la nuit. Seul le patron a pris le risque d’installer son commerce dans ce quartier, et il a eu raison… Quand il a su que c’était moi qui m’occupais des dévoreuses de cette porte, il a tenu à me donner du travail. Plus que ça, même : il me protège.

— Est-ce que tous ceux qui nourrissent les dévoreuses sont des kāla ?

— Non, pas du tout. Je suis le seul qui vive à Atlacoaya.

— Oh, je croyais… je croyais que c’était ta magie qui les tenait à distance.

Uanga sourit, puis il tendit la main de nouveau vers la dévoreuse du milieu afin de lui donner à manger.

— Je n’ai pas le droit d’utiliser la magie. On me tolère, ici, ce qui est déjà beaucoup… Non, c’est l’habitude qui les tient à distance. Nous ne pourrons jamais les domestiquer car les ombres ne s’apprivoisent pas… Mais au moins, elles ne font de mal à personne.

— Des ombres… Un nom qui leur va comme un gant.

— Tu veux essayer ?

Je me fige, stupéfait.

— Crois-tu que ce soit une bonne idée ?

— Elles ne broncheront pas, je te l’assure. Les dévoreuses n’ont plus attaqué qui que ce soit à Atlacoaya depuis plus de cent ans.

— Et bien… D’accord.

Je ne sais pas si j’ai eu aussi peur dans ma vie qu’en cet instant. Pourtant, je voulais à tout prix me confronter à elles, les nourrir, leur montrer mon respect. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi. Car je me tenais face à des forces incompréhensibles, élémentaires, qui ignorent tout des notions de bien et de mal ? Elles effrayaient les habitants du désert, tous ceux qui vivaient dans les petits villages entourant Atlacoaya, mais elles le faisaient par nécessité. Elles répondaient à leur instinct.

Je reproduisis les gestes d’Uanga : prendre une pleine poignée de gruau, tendre la main vers la créature du milieu… Je tremblai, bien entendu. Je redoutais qu’elle détecte ma frayeur. Pourtant, après m’avoir observé de ses yeux insondables, elle avança d’un pas, renifla ma main, puis se délecta de la bouillie. Je sentais sur mes doigts son haleine chaude, ce qui m’impressionna.

Quelque chose se dénoua alors. Ma crainte s’envola, et il n’en resta qu’un étrange rire qui se coinça dans ma gorge, rattrapé au dernier moment pour éviter à nos sombres compagnes de prendre peur.

— Dieux, que suis-je en train de faire… murmurai-je en souriant.

— Ah, tu vois ! Tu aurais regretté de ne pas avoir essayé. Maintenant, tu dois nourrir les deux autres, sans quoi tu pourrais bien déclencher une bagarre sur fond de jalousie.

Je m’exécutai. Quand je donnai à manger à la troisième, mes mains ne tremblaient plus.

Uanga changea subitement de ton :

— Tous ceux qui ouvrent les portes de la cité afin de tenir les ombres à distance sont comme moi : des repris de justice, des gens différents, des pauvres. Je suis un kāla, certes, mais je ne suis pas le seul à subir la haine de ceux qui vivent ici. Je suis né à Atlacoaya et, tu vois, je ne parviens pas à me rappeler pourquoi la violence a grandi dans ces rues. J’ai beau me creuser la tête, je n’en comprends pas la raison.

— Et s’il n’y en avait pas ? Nous sommes peut-être comme ces bêtes-la, incapables de trouver un sens à notre comportement.

Il rit avec douceur.

— Non, San, répondit-il. Nous ne pouvons pas continuer à nous servir de notre part animale pour nous trouver des excuses, c’est beaucoup trop facile.

Uanga avait raison : j’étais jeune, je ne connaissais rien du monde, et je venais à peine d’entrevoir la réalité d’Atlacoaya. Je ne pouvais tout simplement pas l’appréhender comme quelqu’un qui y vivait depuis toujours, en particulier un homme tel qu’Uanga.

Une fois rassasiées, les dévoreuses s’en allèrent. Elles passèrent la grande porte avant d’arpenter le sable et la poussière de leur démarche tranquille, et disparurent dans le désert. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’Uanga se leva pour rincer ses mains à la fontaine la plus proche. Puis il referma le lourd battant qui claqua dans un bruit sourd, comme un signal, un message adressé aux habitants : les ombres ne vous dévoreront pas cette nuit.

Je lavai mes mains à mon tour avant de suivre le kāla jusqu’à notre logis. Atlacoaya me paraissait soudain infiniment moins effrayante. Elle m’était toujours aussi fascinante, incompréhensible parfois, mais elle ne me faisait plus peur. Je suis reparti chez moi ensuite, comme prévu, accueilli triomphalement par mon maître qui n’en revenait pas de la somme d’argent que je lui rapportais. Puis, plus tard, je lui proposai de m’établir dans la cité, d’ouvrir une filiale de son commerce en partenariat avec le grossiste. Et tu connais la suite.

 

« Qu’est devenu Uanga ? »

 

Il a travaillé pour moi pendant dix ans. Le grossiste n’y a rien trouvé à redire tant qu’il continuait à nourrir les dévoreuses. Puis, un jour, il a disparu… Personne ne savait ce qui avait bien pu lui arriver. Était-il parti ? Aucun des commerçants ou des riverains de notre quartier n’avait pu m’en révéler davantage. À dire vrai, personne n’était attristé de constater que le kāla de la ville s’était envolé… Au contraire, cela leur convenait, ce que je déplorais.

Finalement, on l’a retrouvé des semaines plus tard. Mort, noyé dans un puits. Ce qui n’a ému personne.

Il a fallu pallier la disparition d’Uanga, car les dévoreuses, elles, venaient toujours chaque soir, et personne ne voulait s’en charger. Une folie : si l’on ne nourrissait pas les ombres, elles allaient reprendre leur chasse, entrer dans nos rues, errer autour d’Atlacoaya…

J’étais prêt à le faire, Ava. J’étais prêt à sortir chaque nuit, ouvrir la porte des marchands, donner à manger aux dévoreuses. Je le faisais déjà en remplacement d’Uanga, et personne ne souhaitait prendre ma charge. Par dépit, je me suis proposé lors d’une assemblée et j’ai senti, à cet instant, comme un gigantesque soupir de soulagement s’élever de la foule. Une bande de lâches, d’idiots et d’ingrats…

Par chance, un jeune homme est venu un jour, quelques semaines après la disparition d’Uanga. Il m’a dit ces mots : « ce n’est pas votre rôle de vous confronter aux ombres. Laissez-moi m’en occuper  ». Je n’ai jamais compris ce que cela signifiait, mais j’ai accepté avec soulagement. Aujourd’hui, il se tient encore chaque soir au pied de la porte. Il m’écrit souvent à ce propos.

Les dévoreuses ne sont jamais parties. Elles ont perduré, au contraire, et leur famille a grandi dans le désert. Les reines n’ont pas permis qu’on les chasse, elles ont décidé de protéger ceux qui les nourrissent. Elles voulaient, même, qu’ils soient payés pour cela… Mais ils ont tous refusé.

Tu vas découvrir tout ceci dès demain, Ava. Tu vas découvrir la lumière d’Atlacoaya, ainsi que ses ombres. Et crois-moi, la lumière peut te brûler autant que les ténèbres te feront grandir. N’oublie pas que le règne de nos reines est jeune, et qu’elles ne sont pas parvenues à défaire toutes les lois clandestines qui ont encore cours dans les ruelles de la cité. Si les temples sont devenus des refuges, si les sorciers ne sont plus pourchassés à cause de la magie qui vit en eux, il reste des ombres à Atlacoaya. Des ombres dangereuses, bien plus que les dévoreuses.