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Les pages ameres

La première chose que les visiteurs remarquaient en entrant dans le grand appartement de Louis de Faÿ, c’était sa collection de livres anciens.

Milliers d’ouvrages aux couvertures de cuir, au papier jauni par le temps, à l’encre fanée. Contes et légendes d’antan, traités ésotériques, obscurs manuscrits rédigés par des sorciers, fac-similés et éditions rares, ainsi que quelques imprimés signés de la main de leurs auteurs. Ici, un exemplaire de l’Evening Mirror dans lequel Le Corbeau de Poe avait été publié pour la première fois, dédié à Louis ; là, une copie des Fleurs du Mal offerte par Baudelaire lui-même. Dans sa propre chambre, le propriétaire des lieux avait remisé les ouvrages qu’il considérait comme les plus précieux, non pas pour leur valeur financière ou sentimentale, mais pour le thème auquel ils faisaient référence : les rêves, leurs pouvoirs et leurs mystères.

Les livres étaient rangés dans plusieurs bibliothèques en bois massif, et certaines étaient si hautes qu’elles en touchaient le plafond. Bientôt, Louis devrait déménager, une décision qu’il repoussait depuis quelques années déjà ; l’autre solution consistait à ne plus ajouter de nouveaux volumes sur ces étagères. Un choix impensable jusqu’ici.

Il y avait là l’objet d’un amour de toute une vie. De plusieurs vies, même. Une passion inépuisable qui venait, tout à coup, de prendre un tour étrange, un goût plus amer, comme lorsque l’on ouvre soudain les yeux sur la véritable nature d’une personne dont on se sentait proche.

Ce qui, en fin de compte, était le cas.

Quand il y songeait, Louis éprouvait à la fois de la honte et des regrets ; son orgueil piqué au vif conservait une cicatrice qu’il peinait à contempler. Surtout, il ne parvenait pas à admettre qu’il avait été blessé.

C’était ce livre, ce maudit livre, un recueil de nouvelles qu’il ne pouvait plus toucher sans ressentir dégoût et aigreur. Et pourtant, il l’aimait, il l’aimait tant… Jamais un livre ne l’avait transporté de cette manière, jamais une plume ne l’avait ému à ce point. Lorsqu’il le lut pour la première fois, Louis avait senti son cœur se gonfler, sa tête tourner, comme si le monde s’était accordé à son rythme, à sa pulsation, exaltée et sereine dans le même temps. Il avait eu la sensation de toucher la beauté du doigt, d’atteindre la perfection, l’absolu. Le monde ne serait plus jamais le même après cette première lecture, et il changea encore à la seconde, et Louis avait su alors qu’il ne pourrait pas s’abreuver assez de la musique de ces mots, allant jusqu’à croire que ces derniers avaient été écrits pour lui.

Le recueil contenait plusieurs textes aux accents merveilleux, pleins de magie et d’impossibilités, de créatures enchantées, de monstres d’autres dimensions. L’une de ces histoires surtout, celle qui achevait le livre, le marqua au fer rouge pour la ressemblance avec sa propre vie. Des événements relatés – que Louis s’imaginait autobiographiques – qu’il avait lui-même vécus, et dont le déroulé s’était imprimé dans son esprit avec une force hors du commun. Les émotions, les paroles des protagonistes, et la fin, la chute… Une chute dans tous les sens du terme, celle de la nouvelle, celle des personnages, celle à laquelle il avait survécu… Le monde changea, oui. Il changea pour toujours.

Il lui fallut plusieurs décennies de sa très longue vie afin d’apaiser le besoin de tourner les pages de l’ouvrage, qu’il remplaça trois fois – le premier ayant été conservé tel un trésor dans la bibliothèque de sa chambre, en bonne place, malgré son état d’usure. Par la suite, Louis découvrit les autres livres de l’écrivain, qui le transportèrent d’une façon différente : le vertige se substitua à la plénitude, et il le ressentit comme s’il retournait dans une maison aimée, ou retrouvait un vieil ami.

L’occasion se présenta, un jour de 1910, de rencontrer l’auteur lors d’une lecture publique dans une très ancienne librairie au cœur de Paris. Louis s’y rendit avec joie, heureux de pouvoir enfin mettre un visage sur celui qui l’avait ébloui et de lui faire part de son respect. L’écrivain était un vieil homme d’encore belle allure, vêtu d’un costume sombre impeccable, dont la voix chaleureuse, un peu rauque, envahissait l’établissement pour le plus grand ravissement de l’auditoire. Il lut plusieurs de ses nouvelles, les plus appréciées, et fut applaudi lorsque ce fut fini.

Louis en profita alors, et se présenta à lui. Il lui dit son admiration, la façon dont ses mots avaient changé sa vie, et lui demanda s’il accepterait de le prendre comme élève, car rien ne comptait plus à ses yeux que d’apprendre à manier la plume avec une telle virtuosité.

Mais à sa grande déconvenue, l’homme repoussa sa proposition d’un geste de la main plein de dédain, et le regarda à peine lorsqu’il signa l’exemplaire que Louis lui tendait. Pire, il lui dit :

« Je n’ai rien à transmettre. Si Dieu m’a offert un don, je préfère alors le garder, et qu’on l’enterre avec moi dans ma tombe. »

Ces deux phrases désarçonnèrent Louis. Sonné, il salua l’écrivain, reprit son livre et lui demanda de l’excuser – sans recevoir de réponse –, puis il quitta la librairie au pas de course.

Sa tête résonnait des paroles de son modèle, non pas les mots ni le sens, mais l’expression de son mépris, son arrogance. Ses oreilles bourdonnaient. Une fois chez lui, il abandonna l’ouvrage signé à son nom, et ne le toucha pas durant des semaines, préférant le laisser gésir sur le guéridon à la merci de la poussière.

Tant de déception, tant de dépit l’accablèrent… Il n’avait jamais ressenti autant de chagrin et de colère à la fois, oscillant entre l’envie de brûler son livre et celle d’adresser sa peine à l’auteur. Une blessure d’orgueil, oui. Profonde, terrible, qui le hanta durant des années. Puis sa tristesse disparut, ainsi que son indignation, mais pas l’amertume. Louis y vit une leçon, qu’il apprit de la plus cruelle des manières : ceux que nous admirons ne sont qu’humains. Et comme tous les humains, ils déçoivent, et blessent, et méprisent, parfois sans raison.

Pourquoi l’écrivain n’avait-il pas simplement refusé, au lieu de le mettre plus bas que terre ? Était-ce la jeunesse – trompeuse – que Louis arborait, la beauté froide qui était la sienne, cette malédiction qu’il traînait derrière lui comme un boulet ? Pensait-il que Louis ne montrait pas assez d’admiration et d’amour pour ses histoires ? Ou alors, l’auteur se comportait-il toujours ainsi avec ses adorateurs, les jugeant incapables de comprendre son œuvre ou de l’égaler ? Louis ne reçut jamais de réponse à ses questions, ni à la missive qu’il envoya à l’homme de lettres. Quand ce dernier mourut de sa belle mort quelques années plus tard, l’amertume s’était presque effacée, bien qu’il en restait une trace, un écho à la vue du livre qui avait réintégré sa place dans la bibliothèque.

Souvent, Louis en effleurait le dos de ses doigts glacés, et se retenait de s’en emparer, de l’ouvrir, de le parcourir de nouveau. La magie de ces lignes vivait toujours entre les pages, tout comme la ferveur qu’il avait éprouvée à chacune de ses lectures. Mais à présent, la déception et son orgueil meurtri accompagnaient son admiration, lui montrant qu’en réalité, il n’avait jamais vraiment compris la réalité de cette poésie.

Ce qui la rendait plus belle encore.