Le saule pleureur
Journal d’E. V. – 1883
Par un étrange phénomène que je ne puis comprendre, le château s’étiole un peu plus chaque jour. Ce n’est pas le temps qui l’érode : le processus est rapide, bien trop rapide d’ailleurs, et se déroule à vue d’œil.
Non, il y a là un mystère qui m’échappe, et qui plonge la demeure dans un état non pas de décrépitude, mais… d’épure. Comme s’il cherchait à se réduire à sa plus simple expression.
Je crois en réalité qu’il s’adapte à l’hiver.
Il faut dire que j’ai fait naître le château au cœur de cet océan de froid, au centre exact du lac gelé, et sans doute que la pierre, à force de côtoyer la neige, a préféré lui céder plutôt que s’échiner à lui résister. Le marbre et les dorures, déjà, perdent leurs couleurs dans le vestibule ; l’escalier est plus blanc encore, presque translucide, et le verre des fenêtres s’est évaporé dans les airs comme si je devais moi-même éprouver la fraîcheur de mon monde.
Ah, je ne peux m’empêcher de rire en y songeant. Je suis responsable de mon hiver… Je suis responsable du château que j’ai créé, ainsi que de ce monde. Ce n’est qu’un rêve, après tout.
Que l’hiver vienne !
Addendum – octobre 1888
Quelle naïveté dans ces mots. Aujourd’hui, alors que je relis ce journal onirique, je réalise à quel point ce monde, à quel point Érèbe reflète nos pensées. Nos rêves, bien sûr, nos joies et nos peines, et surtout les fêlures dans notre âme.
Le château s’étiolait car il ressentait ma solitude de gardien. Il m’envoyait un message ; et je ne l’ai pas écouté.
Lorsque Lisbeth a opéré les changements dans la bâtisse, lorsqu’elle en a fait un jardin sauvage et enneigé par la simple force de son esprit, elle l’avait déjà compris. Il ne lui avait fallu que quelques semaines, tandis que moi, j’ai mis des années à le réaliser.
Les arbres ont poussé entre les murs, sous les toits, effaçant la pierre et le marbre, laissant passer les flocons et la lumière de la lune. Sur la terrasse, un saule pleureur est apparu.
Incroyable baliveau à la ramure tombant telle une cascade sur le lac, aux feuilles blanches comme la neige, au bois transparent, tronc et branches de glace, grandissant à vive allure. Toute la beauté d’Érèbe réunie au cœur d’un seul arbre.
Splendide comme le monde du Vide, oui… mais aussi froid, aussi seul, aussi triste que nous le sommes. Ce n’est qu’un rêve… Pourtant, ce secret devient trop lourd à porter.