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Le corbeau blanc

Les oiseaux noirs sont arrivés un jour de froid, alors que la lune des Chagrins était énorme dans le ciel ; on devinait sa lumière à travers le voile des nuages, douce et irréelle. C’est ainsi qu’on la nommait, en souvenir d’une guerre, je crois, lorsque l’armée d’Étaìne est revenue d’une longue campagne en laissant sur place plus de la moitié de ses soldats. La lune blanche brillait si fort que l’on aurait dit qu’elle pleurait pour le royaume. Elle a gardé ce nom ensuite, au fil des siècles, compagne éternelle de la petite lune.
Je ne me rappelle plus. Mes souvenirs s’effritent dans le vent glacial.
Les oiseaux noirs sont arrivés un jour de froid, disais-je, une nuée d’ébène silencieuse, une poignée de plumes lancées dans la tempête. Je me souviens avoir pensé : « quels oiseaux étranges, quels yeux brillants ! » C’était vrai, leurs yeux étincelaient telles des perles d’obsidienne, un éclat dangereux et dur, annonciateur des terreurs à venir. Ils sont venus et ont fondu sur le peuple comme la peste ; ils ont fait disparaître tous les habitants de mon village en l’espace de quelques minutes seulement.
Fait disparaître, oui : ils ne les ont pas tués. Ces oiseaux se sont posés à terre, ont changé de forme, ont quitté leur apparence animale afin de revêtir celle des humains, bien trop beaux pour n’être que de simples mortels. Leur peau blanche comme la porcelaine, et leurs cheveux noirs comme la nuit, la pureté de leurs visages… Leur image est gravée dans ma mémoire défaillante. Elle efface le reste, le déroulement de cette terrible journée, les cris et la peur…
Lorsqu’ils ont pris forme humaine, ils se sont approchés sans un bruit des villageois effrayés, et quand ils les touchaient de leurs mains dont le bout des doigts était rougi par le froid, le corps de leurs victimes se désagrégeait dans la bise. Fragments, puis poussière et souffle, des vies éteintes d’une caresse.
Je les observais de loin, terrorisée, accablée de tristesse. Ils ne m’avaient pas vue, alors je me suis enfuie avec l’hiver sur mes talons. Ce que j’avais pris pour de la poussière était en réalité de la neige… La neige qui a tout recouvert en l’espace de quelques heures, enveloppant dans ses bras de silence tout le paysage, les terres autrefois fertiles et riches, les pierres chaleureuses de mon village, le petit bois tout près, tout était endormi ou mort, prisonnier de la glace. Sans vie, sans bruit, juste l’effleurement des flocons parfois, ou le cri d’un de ces oiseaux. J’en avais si peur, de ces croassements… Pourtant, c’est grâce à ce bruit sinistre que je suis ici aujourd’hui, que j’ai trouvé la force de parcourir la distance qui sépare mon village du vôtre afin de m’y réfugier.
Tous ces oiseaux… Ils volaient au-dessus de la région désormais recouverte d’hiver. Ils tournoyaient sans fin dans le ciel, sous la lune des Chagrins. Tous noirs, ces oiseaux. Des taches d’encre, des traces de ténèbres, des morceaux de nuit. Il n’y en avait qu’un seul qui était blanc. Je l’ai vu tandis que je courais à en perdre haleine, les pieds nus dans la neige ; je l’ai vu, et il m’a vue. Mais il n’a pas bougé. Il s’est contenté de battre des ailes aux plumes délavées, comme s’il perdait ses couleurs. Il semblait… indifférent à mon tourment. Au monde qui l’entourait.
Alors je me suis détournée, et j’ai poursuivi mon chemin.