La Boussole

Texte intégral

À la Seconde 1

& la 1ere L 1

de ces années-là

 

Partir, c’est mourir un peu,

C’est mourir à ce qu’on aime :

On laisse un peu de soi-même

En toute heure et dans tout lieu.

Edmond Haraucourt, Le Rondel de l’adieu

 

La lumière est celle des fins de journée, quand le soleil étend encore un peu ses ombres avant de s’éteindre tout à fait. Je ne sais pas comment vous le décrire ; ce soleil, vous ne le connaissez pas, à moins d’avoir eu la chance, une fois dans votre vie, de fouler le sol de la Nouvelle-Calédonie. Le ciel y paraît plus bleu, la lumière plus vive. Ce n’est pas tant la nostalgie qui guide ces mots, mais bien quelque chose qui s’apparente plus à une blessure ancienne, de celles qui s’imposent à vous dès que le temps change, qui font vriller vos os sous l’humidité de l’air ou la tension des tempêtes. Je crois que c’est pour cela que je guette, à la fin de l’été, le moment où les journées raccourcissent. Parce que le jour se couche tôt, parce que la nuit s’empare du paysage alors que le soir n’a pas encore sonné. Un rythme d’ailleurs, un rythme d’autrefois posé sur les méridiens du Pacifique. Si j’attends la venue de l’automne et la promesse de l’hiver, c’est pour rejeter en bloc la chaleur et le soleil. Pour noyer dans le froid ces souvenirs doux-amers de jour mourant, de montagnes baignées d’orage.

Après toutes ces années loin de la voûte céleste dominée par la Croix du Sud, je repense à la lumière déclinante dans la cour du lycée Lapérouse, à cet arbre géant qui trône toujours en son centre. Au vent chaud, fils du dieu Notos peut-être, qui s’engouffrait sous la Boussole, ébouriffant mes rêves d’adolescente. C’était il y a longtemps maintenant. Les ans passent plus vite, rendant ces songes irréels.

Je vivais alors à Nouméa. Le moment était venu pour nous, mes parents, mes sœurs et moi, de quitter ce recoin du monde perdu dans l’océan après trois si courtes années, et cela ne se faisait pas sans larmes. Le poète affirme que partir, c’est mourir un peu. Oh, je crois qu’aucun vers d’aucun poème ne pourrait aussi bien décrire ces instants-là. Une boule d’angoisse s’était figée dans mon ventre, grandissant chaque jour. J’étais une ado timide. Introvertie, un peu triste, dont l’âme s’écorchait un peu plus à chaque battement de cœur. Je ne sais pas comment il a pu tenir le coup, celui-là. Il s’est arrêté peut-être, et a repris ensuite, mais à moitié. Avec un écho dans le tempo, une note dissonante, comme une fêlure sur la fonte d’une cloche.

Plus le jour du départ approchait, et plus je jetais ce regard nostalgique sur ce qui faisait l’essentiel de mon univers d’alors, le condamnant déjà. Les couloirs du lycée, les salles de classe auxquelles je disais adieu, les profs et leur pauvre sourire à la fois attendri et distrait. Combien d’élèves partaient en même temps que moi afin de rejoindre la métropole après un, deux, trois ans de séjour ici ? L’année scolaire commençant en février, nous nous retrouvions tous, mes semblables et moi, à devoir nous arracher à nos camarades et nos amis en plein milieu d’année. Comme si nous quittions un monde pour un autre, passant un voile qui nous ramènerait à la réalité. La vraie réalité. L’atterrissage est brutal. Vous n’imaginez pas à quel point.

J’ai fixé ces ultimes jours dans ma mémoire, imprimé ces instants comme on épingle au mur des souvenirs précieux. J’espérais qu’ils ne se détériorent pas. Des secondes que l’on voudrait étirer à l’infini, à l’image de ces ombres sous le soleil déclinant ce mardi soir. Peu avant la dernière heure de cours de la journée, toute la classe s’était réunie dans le but de rattraper un boulot en retard. Réfugiée à l’abri du préau sous la Boussole, le nom que porte ce bâtiment au fond de l’établissement, et enfermée dans un silence concentré, presque religieux. Des exercices d’anglais, je crois. Voilà bien longtemps que je n’avais plus le cœur à faire mes devoirs. Pourquoi, alors que je devais monter dans un avion une ou deux semaines plus tard ? Mais je me trouvais là, et pour rien au monde je ne voulais être ailleurs, rangeant dans mon coffre à souvenirs le visage de tous ces gens que je ne reverrais plus.

J’aimais vraiment cet endroit. Le vent y jouait avec les ombres, et de là, j’avais vue sur toute la cour du lycée. Sur l’arbre, aussi. Cet arbre géant dont les branches s’élevaient si haut qu’elles pouvaient toucher le ciel. Quand la lumière passe à travers son feuillage, elle parsème le bitume d’étoiles. Elle chantonne un air léger qui invite à s’asseoir et à observer ce qui l’entoure. J’aimais cet arbre auquel j’ai confié mes rêves et mes larmes, comme on accroche des prières enfermées dans des grues en papier. Mon cœur s’est serré dès que j’ai réalisé que je le perdrais, lui aussi.

J’ai posé mon sac sur la table à laquelle j’étais assise, et ai croisé mes bras dessus, regardant autour de moi d’un air boudeur. Je tentais d’éteindre cette petite voix si désagréable, celle qui me répétait inlassablement qu’il était trop tard, que j’allais partir, et que je ne pouvais rien y faire. Une sorte de Jiminy Cricket de l’enfer que je souhaitais écraser d’un coup de talon. À côté de moi, Maëlle était si concentrée que j’entendais presque les rouages de son cerveau grincer. Mais je n’avais même pas envie de l’aider à terminer ses exercices. Je voulais m’ancrer à cette table dont le bois était raturé des messages de mille lycéens passés là avant moi. Je voulais prendre racine, me mêler à celles qui couraient sous le sol.

Maëlle allait bientôt disparaître. Maëlle, cette version humaine de l’arbre, réceptacle de larmes et de confidences. Elle fut de ces rencontres que l’on ne fait qu’une fois ou deux dans sa vie, peut-être un peu plus, ces gens précieux déposés sur notre route comme des anges. Si je le lui disais, elle me rétorquait qu’elle n’avait pas d’ailes. Je ne lui ai pas dit, en revanche, que ses yeux prenaient la couleur de l’or quand la lumière s’y reflétait, à l’image de ces étoiles au pied de l’arbre. Plus que le paysage et son soleil, ce sont les personnes qu’on y croise qui font de cette île, cette émeraude sertie dans l’océan, un lieu exceptionnel. C’est ce qu’affirmait un camarade de classe parti après moi. Putain, c’est si vrai… À se demander si elles ne jettent pas des sorts, ces îles… ou ces gens. Oui, peut-être.

J’ai fermé les yeux et tenté de repousser cette vision terrible de l’avion qui décollerait quelques jours plus tard. Avec moi à bord. Mes sœurs et mes parents, notre équipe de naufragés volontaires. Nous ne nous rendions pas compte, avant le départ, à quel point cette expérience nous avait changés. À quel point personne, et surtout pas nous, ne prendrait la pleine mesure de cette blessure à jamais présente, de cette fêlure dans les os. Au point d’avoir fait voler notre famille en éclats près de dix ans après. Pour un peu, j’aurais voulu que l’avion fonce lui aussi dans une tour. Le souvenir du 11 Septembre était encore bien vif dans les mémoires.

— Oli !

Quelqu’un m’appelait. J’ai ouvert les paupières, me suis redressée… J’étais seule. Seule sous la Boussole, seule dans le lycée. Sur la table, sacs à dos et cahiers de cours gisaient, abandonnés, les pages battues par le vent. Je me suis levée, cherchant des yeux celle qui m’avait interpellée.

Je l’ai trouvée assise au pied de l’arbre. Elle me faisait signe de la rejoindre. Une fois à sa hauteur, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas voir son visage. Il était là, mais non fixé. Mouvant, pris tour à tour dans la brume et dans les ombres. Elle n’était pas très grande, vêtue d’un jean et d’un pull noir, de longs cheveux sombres coulant en cascade sur ses épaules. À son poignet, un bracelet a attiré mon attention. Une étoile argentée, identique à celle que Maëlle portait autour du cou. J’ai froncé les sourcils, et ai attendu que l’inconnue m’explique.

— J’ai étudié ici, moi aussi, a-t-elle dit d’une voix terriblement familière. J’avais ton âge.

— Et qu’est-ce que tu me veux ?

Mais ma méfiance s’est peu à peu endormie, à mesure que son visage se découvrait, à mesure que l’ombre le quittait. Ce visage… Je sentais au fond qu’elle ne me voulait pas de mal, en dépit de l’étrangeté de la situation. Comme si… j’étais plongée dans un rêve.

Un rêve ?

Elle a poursuivi :

— Il n’y a pas si longtemps, lors d’une conversation avec des amis, on m’a demandée : et si tu pouvais envoyer un message à ton « toi » du passé, que lui dirais-tu ? J’ai trouvé la question intéressante. Parce que je n’avais jamais eu l’idée de le faire.

— De faire quoi ?

— De venir te chercher, et te parler.

— Je ne suis pas sûre de comprendre.

— Tu sais que tout va changer pour toi, d’ici quelques jours. Même si tu as déjà déménagé une dizaine de fois, il s’agit à présent d’une peine différente. Tu rejetteras tout ceci, tu crieras à l’injustice. Tu auras mal à en crever. Pas seulement quand tu monteras dans l’avion, mais des années après. Voici mon message, Oli : oui, tu auras mal, et tu t’en sortiras. Tu survivras, parce que tu n’as pas le choix. Tu garderas l’amertume, tu ne pourras pas l’effacer. Alors fais avec.

Son image s’est troublée d’un coup, comme si elle allait s’estomper, incapable de rester là plus longtemps à me parler.

— Je sais que l’avenir n’est pas réjouissant. Et pourtant, j’ai réussi. J’ai mis de l’ordre dans mes souvenirs, et j’ai une belle vie. Belle car j’ai appris à faire avec, en demandant à « Oli » de s’éloigner un peu, sans toutefois disparaître vraiment.

— Comment t’appelle-t-on ? je demande, comprenant enfin.

Lili. Écoute, Olivia… N’aie pas peur. Tu réaliseras une partie de tes souhaits, je te le promets, et tu recevras un don merveilleux : s’il ne te happe pas, il te permettra de marcher dans les rêves.

— Quoi ?

— Que penses-tu que nous fassions, là, maintenant ?
— Mais…

Trop tard. À peine le temps de reconnaître son visage — le mien, en plus vieux — que je me suis réveillée en sursaut, la tête posée sur mon sac à dos. Mes camarades remballaient leurs affaires afin d’aller en cours. À côté, Maëlle s’est moquée de moi :

— Alors, on fait un somme avant l’heure d’anglais ?

Je n’ai pas pris la peine de répondre, lui adressant à la place une grimace. La sonnerie a retenti dans l’établissement, je me suis donc dépêchée de me lever et de rejoindre les autres. Non sans un regard, cependant, vers l’arbre géant à présent déserté. La brume du rêve se dissipait, et je n’y ai plus songé par la suite.

Il m’a fallu longtemps avant de pouvoir me balader dans un autre rêve de ce genre. Ailleurs. Cet étrange pouvoir d’attrape-rêves qui me venait de je ne sais où s’est réveillé peu à peu au fil des ans. C’est là que j’ai compris que cette Lili était réelle, et, surtout, qu’elle était moi. Qu’elle était ce que j’allais devenir. Fière et droite, forte des coups que la vie lui a assénés. Ayant ravalé son amertume pour que cette dernière ne la consume pas entièrement. À partir de cette constatation, j’ai réalisé que tout irait bien. Pas forcément à cause du rêve, d’ailleurs, mais parce qu’en grandissant, on oublie un peu l’incertitude de son existence d’adolescence. On devient maître de sa vie car il le faut. Personne ne sera là pour nous prendre par la main. Et on paie cette nouvelle liberté en perdant ceux qu’on a déposés sur notre route. En particulier les anges, et les arbres. On en gagne de nouveaux.

Le soir tombe peu à peu, la lumière allonge les ombres, et bien que le soleil ne soit pas le même ici, je me surprends à ressentir de nouveau ce fils de Notos jouer dans mes cheveux, sentir ce parfum d’air humide qui me manque tant malgré mon rejet de l’été. Les attrape-rêves épinglés au mur oscillent doucement. Je me sens un peu coupable de trouver Oli et de lui briser ses illusions, mais je sais qu’elle le vivra bien. Il est temps pour moi de me rendre près de la Boussole afin de répondre à la question.

Et si tu pouvais envoyer un message à ton « toi » du passé, que lui dirais-tu ?

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