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La Boite Noire

Texte integral

— Il y a quelqu’un pour toi, m’interpelle Yénofa à la porte du bureau. Une jeune femme. Seule.

— OK, j’arrive.

Je referme le dossier sur lequel j’étais penchée depuis plus d’une heure, des chiffres à n’en plus finir défilant dans ma tête. Je ne devrais pas bosser sur ma comptabilité si tard, je le sais, mais cela me permet de me vider l’esprit avant de retrouver mes clients.

Le même numéro chaque soir, celui de la Magicienne. Cela profite à ses affaires, prétend Côme. Il y tient, il aime l’idée que la patronne de la Boîte Noire, l’établissement dont il est le propriétaire, y vende ses sortilèges. Un service rare et coûteux qui attire curieux et initiés. Depuis que je travaille avec lui, ce cousin lointain ayant coupé les ponts avec notre famille, cet homme d’affaires à l’indécente richesse doublé d’un mafieux, la fréquentation de la boîte a bondi. Et j’ignore si je dois en être fière ou pas.

En attendant, il est l’heure d’entrer en scène. Je vérifie ma mise dans le grand miroir en pied, m’assure que mon maquillage tienne encore, défroisse ma courte robe sombre. Soupir devant le reflet, devant celle que je peine souvent à reconnaître, ces longs cheveux noirs autrefois blonds et cette maigreur. Je m’épuise au travail depuis quelque temps. Et l’image que le miroir me renvoie me paraît sans concession.

Une fois mon masque de perfection et de froideur revêtu, je quitte le bureau que je verrouille derrière moi, puis croise Ren à l’entrée. Le videur est un Japonais peu loquace, très petit et très épais, d’une gentillesse sans aucune limite quand on le connaît. Il m’indique tout ce que je veux savoir d’un seul signe de tête : ma future cliente est clean et paraît digne de confiance.

Que le spectacle commence.

La fosse est envahie de monde. Une foule hétéroclite, dansante et surexcitée s’agitant sur les samples d’un DJ dont j’ignore tout. Je n’ai jamais eu que faire de la musique ici, comme si je ne l’entendais pas. Depuis que Côme m’a prise sous son aile, je n’ai eu de cesse de croire que ma relative sécurité volera en éclats d’un jour ou l’autre, que je ne pourrai pas rester cachée ici éternellement. Peut-être que mes parents reviendront d’entre les morts pour me ramener à la maison par les cheveux, histoire de me faire payer l’incendie qui leur a coûté la vie. Peut-être que les sorciers qui vivent sous le sol de la Défense me reprocheront de les avoir abandonnés. Peut-être qu’Hazel…

Non. Pas Hazel.

Je vacille. Portant la main à mon pendentif, le pentacle d’argent qui me vient d’Hazel, je me force à me reprendre, occultant les fantômes d’autrefois qui hantent souvent mes nuits, et les échos de ce que je voudrais oublier.

Assise à sa table, ma future cliente m’attend. Une jeune femme qui joue distraitement avec la paille de son cocktail rouge sang, une silhouette solitaire perdue dans les ombres de la boîte.

Quand ils viennent voir la Magicienne, ils le font toujours le soir. Des oiseaux de nuit. Ils entrent dans l’établissement comme n’importe quel client de la boîte, se rendent au comptoir et demandent à Yénofa si la Magicienne se trouve dans le coin. Alors la barmaid leur indique de prendre place à une des tables, là-bas, tout au fond de la fosse, et de patienter un peu. Aujourd’hui, ma cliente n’est pas accompagnée, ce qui m’étonne ; d’ordinaire, ceux qui requièrent mes services rappliquent en meute et en profitent pour s’amuser jusque tard dans la nuit. Mais l’inconnue, elle, est venue seule. Elle n’est là que pour moi.

La jeune femme lève la tête lorsque je m’assois face à elle. Je découvre son joli visage au teint blême, ses yeux sombres entourés d’ombres. Ses cheveux bruns sont au moins aussi longs que les miens ; l’inconnue les porte attachés en une queue de cheval qui descend jusqu’aux reins. Ses mains crispées autour du verre à moitié vide sont prises de tremblements, mais ses yeux sont clairs et perçants. Quand elle me regarde, j’ai la sensation que ma cliente me scanne, qu’elle analyse tout ce qui vit à l’intérieur de moi.

Une sorcière, sans doute. Ce n’est pas la première fois.

L’inconnue me demande, sur un ton froid qui surnage à peine dans le vacarme ambiant :

— Tu es la Magicienne ?

— Je m’appelle Francesca. Et toi ?

— Je ne peux pas te dire mon nom. Appelle-moi comme tu veux.

Voilà qui est peu habituel. Mais cela ne m’étonne pas vraiment : cette jeune femme me paraît sur ses gardes et, surtout, épuisée. C’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour la qualifier.

Je réponds sans me démonter :

— Très bien, chère inconnue, comme il te plaira. Pour quoi as-tu besoin de moi ?

— J’ai un souci avec mes rêves. Je ne parviens plus à déterminer quand je dors et quand je suis éveillée.

— Et… et maintenant ?

La jeune femme sourit pour la première fois, baissant les yeux sur ses mains. Son visage, alors, s’éclaire.

— Je t’avoue que je ne suis pas sûre à cent pour cent, confie-t-elle.

Une pause. Puis elle reprend, cette fois sans sourire :

— L’on m’a parlé de toi il y a quelques semaines. D’une certaine manière, tu es ma dernière chance de pouvoir démêler tout ça avant que j’emploie des méthodes… disons plus radicales. Le rêve, la réalité… Je ne sais plus. Je n’ai pas dormi depuis des jours car j’ai peur de faire une bêtise. Mon pouvoir est déréglé, j’ignore comment réparer ça.

— Ton pouvoir, qui est ?…

— Je ne peux pas vraiment te le dire non plus. Je me balade incognito ici, je ne voudrais pas que ceux qui me connaissent de près ou de loin sachent que j’ai un problème.

— Je vois.

Nouveau sourire, plus hésitant, comme pour s’excuser de ne pouvoir m’en révéler plus. D’habitude, j’interroge longuement mes clients afin de mieux cerner ce dont ils ont besoin, d’où viennent leurs tourments ou les obstacles qui les accablent. Et quelquefois… je suis forcée de faire sans. Ce qui ne m’arrange pas toujours. Par chance, je ne suis pas seule, je peux demander de l’aide à quelqu’un qui en sait beaucoup sur le sujet.

— Très bien, dis-je après un silence. Je vais voir ce que je peux faire. Je suppose que tu n’as pas non plus de numéro de téléphone à me communiquer, pour que je te prévienne lorsque j’aurai terminé ?

— Je repasserai d’ici deux ou trois jours.

— OK. Demande à Yénofa de m’appeler comme tu l’as fait aujourd’hui. Tu n’auras qu’à dire que tu es… Alice. Je saurai que c’est toi.

L’inconnue sourit une nouvelle fois, trouvant sans doute ce prénom fort à propos. Alice au pays des merveilles, perdue entre rêve et réalité…

Elle termine son verre d’un trait, récupère sa veste puis, avant de s’en aller, me demande :

— Pourquoi la Boîte Noire ? Sais-tu d’où vient ce nom ?

— Je n’en ai aucune idée. Pourquoi cette question ?

— Je connais quelqu’un qui possède les mêmes… capacités que moi, et qui disait que les rêves sont une boîte noire. Un enregistreur de vol dont il faut traiter les données pour les comprendre. J’aime bien la coïncidence.

Sur ces mots, Alice me salue et s’en éloigne, traversant la foule sans même y prendre garde. Une étrange rencontre que voilà, et un sacré challenge : comment permettre à une sorcière triste à mourir de rêver à nouveau ?

*

 

Bien plus tard dans la nuit, j’aperçois la silhouette tirée à quatre épingles de Côme dans la forêt de clients déambulant dans la boîte. Comme à son habitude, le patron se comporte tel un seigneur dans son domaine, affichant son sourire hypocrite comme une arme et son costume à cinq chiffres comme une armure. Pour autant, je ne suis jamais parvenue à le détester : j’aime beaucoup trop mon cousin pour ça, ce mélange de cynisme et de gentillesse, de froideur et de loyauté à toute épreuve.

Sans plus attendre, je le rejoins et l’interpelle :

— Bonsoir, cousin.

— Bonsoir, cousine. Comment vas-tu ?

— Comme tous les soirs : j’ai bossé trop tard.

— Rien à signaler ?

— Rien, à part une bagarre tout à l’heure. Ren a mis tout ce petit monde dehors.

Côme se garde bien d’ajouter quoi que ce soit. Il me sait fatiguée et déprimée depuis des mois, mais je lui ai bien fait comprendre que je ne souhaitais pas en parler.

Il n’y a rien à dire. J’ai jeté derrière moi mes soucis et mes caprices de petite fille riche, les ai laissés brûler avec mes parents quand ceux-ci ont perdu la vie dans leur appartement. Les remords, eux, ont grandi comme s’il s’agissait d’une fleur noire et toxique, attisés par la disparition d’Hazel. J’espérais avoir enterré la douleur causée par sa mort en même temps que son corps dans cette forêt, et j’ai eu tort. Aujourd’hui, je le paie encore. Mais pas question de le montrer.

Seul Côme est au courant. Il est le seul à savoir que ma meilleure amie m’a peut-être sauvée des griffes de chasseurs de sorcières et que cela s’est fait au prix de sa vie à elle. Il sait qu’Hazel est enterrée dans un bois, que j’ai oublié l’emplacement exact de sa tombe improvisée, il sait aussi où se trouvent les cadavres de tous les chasseurs qui ont tué mon amie. Il le sait parce qu’il m’a aidée à les retrouver, un à un, et à les éliminer.

Mais la vengeance n’apaise pas l’âme. Bien au contraire, elle accentue ses fêlures.

Alors Côme ne dit rien. Il se contente de sourire, d’aller chercher un verre au bar, et de monter à la mezzanine afin de finir la soirée avec ses amis. Il ne demande pas si je souhaite me joindre à eux, sachant parfaitement que je refuserai.

À la place, je me réfugie dans le bureau, où je trouve Oxyde occupé à travailler. Comme chaque fois, l’aura sombre et étrange qui l’entoure me frappe, lueur d’encre à peine visible. Oxyde est comme un ange, un ange façonné dans les ténèbres, un diamant noir et brut sur lequel l’on se blesse bien trop souvent. L’ébène de sa peau reflète à peine la lumière ici, à croire qu’il se plaît à se fondre dans les ombres. Parfois, je vois ses tatouages briller, presque vivants ; une illusion seulement, ou la magie qui les imprègne.

— Tu es encore là ? me demande-t-il de sa voix grave lorsque j’entre dans le bureau.

— J’allais partir, mais j’espérais te croiser avant.

Il délaisse son dossier, attentif. C’est là que je remarque sa cigarette allumée dans le cendrier :

— Côme va encore t’engueuler si tu fumes ici.

— Qu’il le fasse.

L’éternelle rivalité entre Oxyde et Côme. Si l’un peut tirer dans les pattes de l’autre… Il ne se fera pas prier.

Je m’installe à mon bureau, bien heureuse de pouvoir enfin m’asseoir après une longue soirée à courir dans tous les sens. L’horloge au mur indique plus de 4 h du matin.

— Tu avais besoin de quelque chose ? demande Oxyde.

— Exact. Que sais-tu sur les sorciers qui utilisent la magie des rêves ?

— C’est pour un client ?

— Une cliente, oui.

Oxyde paraît intrigué.

— On les appelle les marcheurs de rêves, dit-il. Ce sont des gens assez secrets, ils ne se mêlent pas aux sorciers en général. Ils marchent dans les rêves, comme leur nom l’indique. Ils voient le futur ou le passé, ou entrent dans les rêves des autres afin de les influencer. Ta cliente en est une ?

— Aucune idée, elle ne me l’a pas dit. Elle a seulement précisé que son pouvoir échappe à son contrôle et qu’elle ne parvient plus à savoir quand elle dort et quand elle est réveillée. C’est pour cette raison qu’elle est venue me voir.

— J’ai bien peur que tu ne sois pas capable de régler son problème à toi toute seule…

En voilà une surprise. D’ordinaire, Oxyde se montre bien plus optimiste que ça…

— Et pourquoi ? je l’interroge.

— La magie des rêves est sans doute la plus complexe à appréhender. Même moi je ne suis pas sûr de tout comprendre… Si le pouvoir de ta cliente est déréglé, la cause se trouve sans aucun doute dans son vécu. Un traumatisme, un choc émotionnel… Aucun sorcier ne pourra y faire quoi que ce soit.

Avant que je puisse répondre, il ajoute :

— Mais tu t’es engagée à l’aider, n’est-ce pas ?

Ébauche d’un sourire. Oxyde sait bien que je refuse rarement mes services à quelqu’un qui en a vraiment besoin. Peut-être parce qu’à une époque, j’aurais payé très cher pour qu’un sorcier me porte secours, pour qu’on me sorte du piège dans lequel je m’étais fourrée toute seule.

— Elle avait l’air si désespérée… dis-je. Et fatiguée, aussi. Elle a prétendu que j’étais sa dernière chance. Je m’en voudrais si elle venait à se faire du mal parce que je n’aurais pas essayé.

— Tu devrais t’occuper de toi avant de te préoccuper des autres.

— Laisse tomber, tu veux ?

Côme n’est pas le seul à s’inquiéter à mon propos. Mais au contraire de ce dernier, Oxyde ne s’embarrasse pas de prendre des gants pour me le dire, et ne lâchera pas l’affaire. Il continuera, encore et encore, à m’en faire la remarque, et ce en ignorant tout de ce qui me tourmente. Car Oxyde ne connaît pas l’existence d’Hazel, il n’a aucune idée de ce que j’ai fait avec Côme, la traque sans pitié de ceux qui m’ont pris son amie. À ressasser ces événements, la longue traversée de la forêt, la voiture dont Sam avait éteint les phares, le corps d’Hazel à l’arrière… Les yeux terrorisés des chasseurs de sorcières, aussi, quand nous mettions la main dessus, ou l’attitude arrogante du dernier, qui n’a pas flanché au moment où je l’ai tué… À ressasser tout cela, les souvenirs de ces jours, je m’y perds, m’y noie parfois. Et Oxyde en ignore tout.

Son expression soucieuse me déchire le cœur, et plus encore sa déception. Mais je ne veux pas aborder le sujet.

— J’ai bien une idée pour ta cliente, reprend-il. Et je ne suis pas sûr que tu acceptes d’employer cette méthode.

*

 

Je rentre très tard — ou très tôt, selon le point de vue — et sitôt chez moi, je me rends compte que j’ai perdu mon pendentif. Le pentacle d’Hazel a disparu, ce qui me plonge dans un désarroi terrible.

Impossible de vivre sans ce bijou, le seul que je possède. Frénétiquement, je fouille chaque recoin de mon appartement, dans les vêtements que je portais durant la journée, redescends même dans la rue histoire de vérifier s’il n’est pas tombé en chemin. Puis j’appelle Yénofa, lui demandant de prévenir Côme — il sait à quel point je tiens à ce collier et mettra tout en œuvre pour le retrouver

Après avoir raccroché, je me force à me ressaisir. Jamais je n’aurais imaginé perdre ce bijou, ni que cela me mettait dans un tel état. Mais il s’agit d’un cadeau d’Hazel, la seule preuve concrète de son existence, la seule chose qu’il me reste d’elle. L’égarer, c’est comme si elle mourait une seconde fois.

*

 

Personne n’a retrouvé le pendentif.

Bien entendu, quelqu’un aurait pu l’avoir ramassé et emporté. Yénofa me rappelle le lendemain et m’annonce qu’elle cherchera encore, mais je sens dans ses mots l’amorce d’un conseil.

Fais ton deuil, tu risques de ne jamais le retrouver.

Je me mets au travail la mort dans l’âme : le sortilège destiné à Alice ne se fera pas tout seul.

Sur la table devant moi, une infinité de perles noires s’étale à n’en plus finir. Des perles de pierre : onyx, agate, obsidienne, tourmaline, pierre de lave… La plupart du temps, j’utilise la chance que je suis capable de manipuler pour proposer des charmes à mes clients. La chance pour l’amour, ou l’amitié, ou la santé, ou les affaires ; afin d’avantager une carrière, accroître la fortune, favoriser la conception d’un enfant. Guérir une maladie. Provoquer une rencontre. Je n’accepte aucun maléfice, aucun mauvais œil. Seulement la chance.

Et pour ce faire, je crée mes prières et les souffle dans des perles qui, ajoutées les unes aux autres, vont former un bracelet ou un collier. Des dizaines de japa pour composer un mantra, comme les perles d’un rosaire.

*

 

Alice vient chercher son dû quelques jours plus tard. Je la repère dans la foule, seule et fragile telle une poupée brisée. Indéniablement, elle n’est pas à sa place ici, trop différente des jeunes gens branchés qui passent des heures à s’agiter dans la fosse. Et pourtant, elle ne semble pas s’en formaliser, à croire qu’elle se sent à l’aise partout. Si Oxyde dit vrai, ce ne serait pas surprenant : les marcheurs de rêves arpentent souvent les songes des autres au point que parfois, ils ne rêvent plus leurs rêves à eux. Ils s’adaptent à tous les lieux, toutes les situations.

Je la retrouve à sa table, lui offre un cocktail. Alice me paraît toujours aussi épuisée, tourmentée même.

— Voilà ce que tu es venue chercher, lui dis-je.

Je dépose devant ma cliente une petite bourse en velours, qu’elle ouvre de ses mains tremblantes. À l’intérieur, trois bracelets de perles, pierres noires et argent.

— Ils sont très beaux, commente Alice. Comment dois-je procéder ?

— Tu ne dois jamais les porter. Garde-les près de toi quand tu dors, vérifie qu’ils se trouvent bien à leur place. Et lorsque tu rêves, fais en sorte de les avoir au poignet. Ils feront office de point d’ancrage.

— Quel dommage de ne pas pouvoir porter ces merveilles.

Alice sourit, comme soulagée. Je l’observe ranger les bracelets dans son sac à main, puis sortir son portefeuille. Je l’interromps avant qu’elle me demande combien elle me doit :

— Je ne souhaite pas te faire payer. Je ne suis pas certaine que mes sortilèges fonctionnent avec toi, parce que… et bien, parce que je ne connais pas assez la magie des marcheurs de rêves.

— Tu es bien renseignée, à ce que je vois.

— On m’a conseillée, oui.

Après une hésitation, Alice range son portefeuille et se penche en avant, comme pour me faire une confidence :

— Je viendrai te payer si je constate une amélioration. Qu’en dis-tu ? Ça m’embête beaucoup que tu ne reçoives rien en échange de ton travail. OK ?

J’acquiesce, concluant ainsi notre marché. Même si, parfois, certains services ne se rémunèrent pas.

— Tiens, ajoute Alice tout en enfilant sa veste, sais-tu pourquoi la Boîte Noire, alors ?

— J’ai oublié de demander. Le propriétaire a racheté cette boîte il y a quelques années, donc… je crois qu’il a simplement gardé son nom.

— Dommage. Merci pour ton aide, en tout cas.

Alice me quitte sur ces mots, comme la première fois : elle se glisse dans la masse mouvante des danseurs, s’y mêle et s’y perd sans un bruit. Je l’observe disparaître en songeant à ce don qu’elle ne parvient pas à maîtriser, à ces rêves qui semblent lui faire tant de mal. Les miens aussi, parfois, me blessent, au point que je refuse de dormir.

Oxyde m’a aidée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai accepté qu’il travaille ici, servant d’homme à tout faire pour le patron : parce qu’il possédait la magie nécessaire à éteindre mes cauchemars.

— Une de tes clientes ? dit Côme, me sortant de mes pensées.

Il s’installe à la place d’Alice sans se départir de son sourire, sincère cette fois.

— Oui, mais je ne suis pas certaine d’avoir bien travaillé. Possible que ce que je lui ai donné ne fonctionne pas.

— Ce ne serait pas nouveau. Tu m’as dit toi-même que rien n’était infaillible, et surtout pas la chance.

Côme passe sa vie à craindre un revers du sort, que sa bonne étoile décide de s’occuper de quelqu’un d’autre. Il ne le montre pas, mais… quand on possède sa fortune et son influence, il est impossible de croire que cela reste acquis pour toujours.

Je songe alors à la question d’Alice à propos de l’établissement, et interroge Côme en ce sens :

— Pourquoi cette boîte s’appelle-t-elle la Boîte Noire ?

— Ah, c’est une longue histoire…

Il est interrompu par Yénofa qui dépose deux verres sur notre table. Martini pour lui, limonade pour moi. Côme remercie notre barmaid d’un signe, puis reprend :

— C’était une sorte d’hommage pour Myriam. Elle répétait souvent que sa tête était une boîte noire, comme un appareil photo qui se remplirait d’images. J’avais envie d’un endroit plein de vie, de joie… Elle a adoré.

Côme n’évoque sa sœur que rarement ; Myriam est malade, schizophrène. C’était une artiste autrefois, une photographe de grande renommée qui a bataillé ferme afin de retrouver une existence normale. Côme en a été très affecté, il a tout fait afin de lui venir en aide.

Je ne mattendais pas à ce que le nom de cette boîte ait autant d’importance. Qu’un tel endroit puisse avoir de l’importance pour Côme ou pour qui que ce soit, même, et pourtant… Il s’agit de l’endroit où j’ai travaillé pour la première fois. Là où je me suis fait de vrais amis… Là où j’ai rencontré Oxyde.

*

 

Il fait nuit noire quand je parviens au cœur de la forêt.

Des arbres par milliers autour de moi, ployant sous le poids de l’obscurité. Leur feuillage centenaire cache le ciel, fait disparaître la lumière. Leur silence m’effraie tant que les larmes me montent aux yeux.

J’ai perdu Sam de vue. Nous marchions tous les deux sur le chemin à peine décelable sous les feuilles mortes et soudain, il s’est envolé. Il n’est plus là.

Nous cherchions Hazel, l’endroit où nous l’avons enterrée il y a si longtemps… Six ans déjà. Assez pour j’oublie le lieu, l’emplacement exact de cette tombe improvisée sous les arbres. Mais je n’ai pas oublié sa mort, son corps couvert de blessures retrouvé dans un immeuble abandonné, là où nous squattions pour la nuit. Je n’ai pas oublié les heures passées à parler et à rire dans le sous-sol de la Défense, lorsque nous vivions dans la rue. Je n’ai pas oublié les yeux dorés d’Hazel…

Une enfant perdue, une inconnue aux yeux du monde. Personne ne la réclamerait. Alors nous avons pris sur nous, son ami Sam et moi, de l’enterrer dans la forêt. Mais j’ai oublié où. Je ne sais plus.

Je marche durant des heures entre les arbres, cherchant mon chemin sans jamais le trouver. La nuit s’obscurcit un peu plus, elle m’enveloppe de ses cauchemars.

Je cherche encore. Et j’ai perdu Sam. Et j’erre à présent dans ces bois sombres et terrifiants.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

La voix, dure et froide, semble provenir d’en face. J’avance à grand-peine, marche sur la terre humide, manque de trébucher. Il fait si froid… Froid comme ce jour-là…

La voix — celle d’Hazel, bien entendu — poursuit :

— Je ne comprends pas que tu puisses encore te balader par ici alors que… Bon sang, pourquoi ne pas avoir tourné la page ?

— Parce que tu crois que c’est si simple ?

Je m’arrête quand j’aperçois sa silhouette menue non loin, entre deux arbres. Elle porte ce manteau que je lui ai toujours connu, à la capuche bordée de fourrure. Ses yeux d’or brillent dans la pénombre, de colère peut-être. Ou de déception. Ses vêtements sont couverts de sang.

Je ne l’avais jamais revue. Pas depuis sa mort. Même en l’implorant, même en l’appelant de toutes mes forces, elle n’est jamais revenue.

— Tu devrais peut-être pardonner à Sam, lance Hazel. Il ne mérite pas que tu lui en veuilles.

— C’est lui qui m’a lâchée. Il m’a reproché d’avoir accepté de travailler pour mon cousin, il considère que je l’ai abandonné.

— Il n’est responsable de rien, tu sais. Et toi non plus. Il serait temps que tu te pardonnes, d’ailleurs.

Je remarque qu’elle ne porte pas son collier. Où peut bien se trouver ce foutu bijou si elle ne l’a pas sur elle ?

— Ce n’est pas de ta faute s’ils m’ont chopée, poursuit Hazel. Comment aurais-tu pu savoir ?

— Toi, tu le savais. Tu as eu une prédiction, tu savais qu’ils finiraient par te retrouver et te tuer. Et tu ne m’as rien dit, tu l’as gardé pour toi !

— Ah, donc maintenant, c’est moi qui devrais implorer ton pardon.

Je garde le silence sans savoir quoi répondre. Lui en ai-je voulu d’avoir entrevu sa propre mort et de ne pas me l’avoir confié ? Oui, sans doute. Est-ce bien raisonnable, encore, après toutes ces années ?

— Tu connais déjà la réponse, dit-elle comme si elle lisait dans mes pensées. Tout comme tu sais parfaitement qu’errer dans ces bois à la recherche de ma tombe est inutile. Tu vois, la crainte de n’être qu’un pion dans ce vaste échiquier ne m’a jamais quittée : depuis toujours, je prédisais la mort de ceux qui m’étaient proches, au point que je me suis retrouvée toute seule parce que je les effrayais. Et j’ai subi le coup du sort, ce que l’on avait établi pour moi. Car c’est bien cela, n’est-ce pas ? Si j’ai eu cette vision de ma propre mort, c’est qu’elle était déjà décidée, tu ne crois pas ? N’attends pas que l’on choisisse à ta place. Tu es bien placée pour le savoir, toi qui manipules le hasard… Arrête d’errer et avance. Si tu ne peux pas m’oublier, cesse au moins de t’en vouloir parce que tu as survécu et pas moi.

Elle recule d’un ou deux pas, disparaissant dans les ombres.

— Et ne me cherche pas, ajoute-t-elle. Même si tu me trouves dans cette forêt, tu ne me ressusciteras pas.

Lorsque sa voix s’éteint, je me précipite vers les deux arbres près desquels Hazel se tenait. Mais elle n’est plus là. Elle s’est envolée, avalée par la terre peut-être, ou par la nuit.

 

Je me réveille alors que l’image d’Hazel s’estompe dans mon esprit.

Ce n’était qu’un rêve. Encore un, encore l’une de ces longues errances dans la forêt.

Le soleil passe à travers le volet et projette des rais de lumière sur le mur. Je suis en retard pour me rendre au boulot… Par réflexe, je lève la main afin de m’emparer de mon pendentif, toucher les contours du pentacle en un geste de réconfort familier et rassurant.

J’avais oublié. Je l’ai perdu.

*

 

— Panne de réveil ? raille Oxyde lorsque je déboule dans le bureau avec trois heures de retard.

— Oh, tais-toi s’il te plaît.

Il sourit encore plus largement. J’avais un inventaire à préparer. Par chance, Yénofa s’en est chargée…

Le rêve me revient chaque minute en mémoire, entêtant comme un parfum. La voix d’Hazel, la nuance exacte de ses yeux, et même le sang sur ses mains… Et pourtant, je ne me sens pas triste comme c’est le cas d’habitude. Au contraire… je me sens apaisée. À croire que la douleur que j’éprouvais jusqu’ici en pensant à elle s’était estompée, au point de disparaître complètement.

— Tu vas bien ? demande Oxyde alors que je garde le silence.

— Oui, ne t’inquiète pas… J’ai fait un rêve cette nuit, il me laisse une étrange impression.

— De quel genre ?

— Je ne sais pas… Comme si certaines choses s’étaient effacées… Oh !

Je songe soudain à ce qu’il m’a rapporté à propos des marcheurs de rêves.

Ils voient le futur ou le passé, ou entrent dans les rêves des autres afin de les influencer.

— Alice… je réalise. Tu crois qu’elle aurait pu m’aider à estomper certains mauvais souvenirs ?

— C’est dans ses cordes, oui. Les marcheurs de rêves apparaissent sous une autre forme pour guérir ceux qu’ils souhaitent aider. Personne ne s’en rend compte.

— Elle a évoqué des événements dont je n’ai jamais parlé à personne… Comment a-t-elle su ?

— J’ignore comment ils font. Je possède bien des pouvoirs, mais pas celui-là. Dans tous les cas, cela signifie que tes bracelets ont été efficaces…

Silence. Je secoue la tête, ne comprenant pas :

— Pourtant, il n’y avait aucun sortilège à l’intérieur. J’ai procédé comme tu me l’as suggéré, je lui ai fait croire que j’y ai insufflé de la magie. Je ne suis pas très fière de moi de l’avoir trompée…

— Ne t’inquiète pas. La magie n’aurait rien pu faire pour elle. Dis-toi que si elle t’a permis de régler certaines choses, c’est que ton travail lui a été utile.

Oxyde s’abstient de m’interroger à propos de ce rêve ou de son contenu. Il sait qu’il s’agit là d’un sujet sensible, que je lui en parlerai en temps voulu.

— Bon, fait-il avec un rien de déception dans la voix. J’ai du boulot, je dois filer.

Il dépose un baiser sur ma joue puis s’enfuit, croisant Côme au passage.

— Et bien, lâche ce dernier. Quelle tête tu fais.

— J’ai rêvé d’Hazel, cette nuit.

— Encore !

— Non, cette fois c’était différent. J’ai l’impression… Je ne sais pas. Qu’elle cherche à m’adresser un message. Je devrais peut-être appeler Sam pour qu’on fasse la paix.

Côme ne dit rien, mais il n’en pense pas moins. Voilà un bout de temps qu’il me reproche de ne pas avoir repris contact avec Sam. Hazel était comme une sœur pour lui, et sa disparition a été brutale ; il n’a pas compris tout ce qui se passait. Et s’est senti abandonné quand je suis partie.

Je m’attends presque à ce que Côme me râle dessus. Pourtant, à la place, il sort quelque chose de sa poche et me le tend : mon pentacle d’argent.

Surprise, je m’en empare sans en croire mes yeux.

— Ren l’a trouvé près du bar, confie-t-il. Tu as de la chance.

— Merci.

Le bijou brille faiblement à la lumière. Je ne l’ai jamais vraiment ressenti, mais j’ai toujours eu le sentiment qu’il était chargé de l’énergie protectrice d’Hazel, d’un peu de sa présence. Elle me l’a offert avant de mourir. À l’époque, je pensais qu’elle me le donnait afin de me protéger. J’étais convaincue que c’était ce qui l’avait tuée, privée de son bouclier.

— Tu ne crois pas que tu devrais oublier ce collier ? demande Côme avec douceur. En profiter pour t’en défaire ? Parce qu’en t’y accrochant, tu t’accroches au souvenir d’Hazel et à tout ce qui s’est déroulé ensuite. À ce que nous avons fait… Je ne pense pas que raviver constamment ces souvenirs soit une bonne idée.

— Tu l’as dit toi-même : on passe notre vie à dealer avec le karman, à dealer avec la douleur. Alors…

Sur ces mots, j’attache la chaîne à mon cou, ressens le poids familier du pendentif. Je ne me sens pas assez forte pour dire au revoir à Hazel. Pour lui dire vraiment au revoir, pour lui faire mes adieux comme j’aurais dû le faire depuis longtemps. Pas tant qu’elle hantera mes rêves, ma propre boîte noire. Chaque chose en son temps.

— Un jour, oui, peut-être, je poursuis. Mais pas tout de suite.