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Dans le verre

Texte integral

TW suicide, mort, hospitalisation

Le sang d’Alex se glace presque dans ses veines à mesure qu’il s’approche de chez Ingrid : une longère se tenant au milieu de nulle part, battue par le vent tel un bateau au bord du naufrage. Un îlot perdu dans la campagne. Le bâtiment est entouré d’arbres nus et de champs en friche. Tout le paysage autour s’est délité, envahi par le froid et le gris de ce début de novembre.

La vieille demeure n’est plus entretenue depuis une dizaine d’années maintenant. Le père d’Ingrid s’occupait autrefois de la retaper, y passant ses soirées et ses week-ends ; la charpente a été refaite, l’isolation aussi, mais pas les murs de pierre grise. Les travaux de rénovation se sont stoppés purement et simplement à sa mort, quand un chauffard a percuté sa propre voiture un jour de verglas. Dès lors, le terrain tout autour est laissé à l’abandon. Les arbustes ont fini par crever, l’herbe a séché, et la maison s’étiole, comme rongée par le temps qui passe.

Le ciel couvert de nuages sombres et la bruine glaciale achèvent de dépeindre ce tableau de désolation qui ferait fuir n’importe qui. Mais Alex a l’habitude : il connaît cet endroit depuis un bout de temps. Ce décor lui paraît aussi familier que sa propre maison, plus familier même. Il n’aime pas l’admettre et pourtant, il ne se sent chez lui que lorsqu’il met les pieds ici.

Une fois parvenu au croisement entre la route et le chemin de terre, il conduit jusqu’à l’allée de la maison, puis se gare et coupe le contact. Le vent siffle dans les branches dépouillées des arbres, accompagné de temps à autre par le croassement d’un corbeau. Alex hésite une minute ou deux, partagé entre la trouille et l’empressement, et se décide enfin à sortir du cocon chaud et rassurant de sa voiture. Le bruit de la portière qui se referme résonne dans le lointain. Il se fait soudain l’effet d’être le seul homme vivant à des kilomètres à la ronde.

***

 

— Hey, tu fais quoi ? chuchote Alex derrière elle.

Surprise, Ingrid se retourne et le découvre penché en avant sur sa table, cherchant à voir ce qu’elle fabrique sur sa copie.

— Rien, bafouille-t-elle. Je gribouille, c’est tout.

Elle espère que le prof de français ne les surprenne pas à discuter, mais ce dernier est occupé à débiter son laïus et ne leur prête pas attention. Alex insiste :

— Montre.

Ingrid lui tend la feuille de cours couverte de croquis rapides, des esquisses de portraits qu’elle veut reproduire en photo. Des ronds et des traits, rien de plus.

Elle se demande soudain pourquoi Alex s’intéresse à elle alors qu’ils n’ont pas échangé un mot depuis le début de la rentrée scolaire, deux semaines auparavant. Elle a retrouvé quelques copines de l’année précédente et n’a pas encore eu l’occasion de faire la connaissance des autres élèves, vaincue par sa timidité et son envie de se cacher de tout le monde.

— Tu prépares des tableaux ? demande Alex en lui rendant la feuille.

— Non, des photos. Ce sont des exercices.

— Oh, tu pratiques la photo ?

L’adolescente se redresse un peu sur sa chaise.

— Ma mère me donne des cours, explique-t-elle. J’apprends en numérique pour le moment mais je préfère l’argentique. Je te montrerai, si tu veux.

Alex acquiesce d’un signe de la tête. Il jette de temps à autre un coup d’œil au prof, tout entier tourné vers leur conversation secrète. Ingrid aime son sourire plein de gentillesse, à croire que ce qu’elle lui raconte l’intéresse vraiment. Ses yeux noisette, si clairs selon la lumière ambiante, semblent se charger de paillettes d’or. En secret, elle se promet de tirer son portrait, un jour.

***

 

Personne ne viendra lui ouvrir s’il sonne à l’entrée, alors Alex se dirige vers l’arrière de la maison. Après avoir récupéré son sac de voyage dans le coffre, il emprunte un petit chemin de terre à peine dégagé. La vieille Škoda grise gît tout au fond du jardin, éternelle épave jamais évacuée qu’il a toujours vue ici. Ils en ont passé des soirées là-dedans, à fumer de l’herbe et à refaire le monde, ce qui exaspérait la mère d’Ingrid, Myriam. À l’époque, cette dernière allait plutôt bien. Du moins, elle acceptait encore de prendre son traitement, ce qui n’a pas duré longtemps.

La véranda s’étend tout le long du bâtiment. La porte à demi-dissimulée entre deux buissons épineux n’est pas verrouillée. Alex entre pour se mettre à l’abri du vent, et se retrouve en terrain familier. Dans l’antre d’Ingrid. Une immense verrière qui n’appartient qu’à elle, donnant sur la minuscule forêt voisine et une partie du champ abandonné. Un décor parfait, qui correspond à merveille à Ingrid. Autrefois, Myriam y développait ses propres photos, avant que sa fille ne l’investisse à son tour afin d’en faire son repaire.

Les arbres empêchent la lumière de passer à travers les vitres, ce qui confère à l’endroit une ambiance étrange, croisement parfait entre le refuge rassurant et l’atelier un peu glauque d’un artiste dérangé. L’odeur d’humidité et de terre qui assaille Alex lui est si familière qu’il se sent sur le point de craquer et de faire demi-tour. Il ne sait pas s’il parviendra à la supporter. Cette odeur, c’est celle de la verrière, celles des journées et des nuits interminables passées ici, à réviser les cours lorsqu’ils allaient encore au lycée, écouter de la musique, développer des photos… La console sur laquelle ils jouaient pendant des heures est toujours posée près de la télé, couverte de poussière. Le vieux canapé défoncé et le fauteuil assorti n’ont pas bougé non plus.

Le bruit de ses pas résonne un peu, accentuant la sensation de vide qui règne ici. Au milieu de la pièce trône la gigantesque table de travail couverte de peinture et d’inscriptions diverses, de papiers, de crayons, et de vieux appareils photo argentiques en panne depuis des lustres. Les boîtiers en état de marche s’empilent sur une étagère non loin : d’autres argentiques, un reflex numérique et sa ribambelle d’objectifs, et même une chambre à soufflets, du genre de celles qu’on utilisait aux tous débuts de la photographie. Ingrid l’a construite à l’aide de planches de bois.

Au fond de la véranda, une petite porte discrète donne sur le labo photo, avec sa lumière rouge et son odeur piquante de produits chimiques. La magie s’opérait là ; quand Ingrid s’y enfermait, elle ressortait avec les mains tachées et les yeux irrités par les vapeurs toxiques, ses cheveux noirs attachés n’importe comment. Elle s’écroulait ensuite sur le canapé à côté de lui en marmonnant qu’elle faisait de la merde, ce à quoi Alex répondait invariablement « comme d’habitude », ce qui les faisait rire.

Près de la porte du labo, tout un pan du mur est couvert de tirages encadrés. Alex observe les clichés un à un comme s’il les voyait pour la première fois, bien qu’il les connaisse depuis longtemps. Un peu plus de la moitié de ces photographies sont l’œuvre de Myriam, alors à l’apogée de sa carrière artistique : les images datent d’avant la naissance d’Ingrid et figurent toutes d’étranges portraits de modèles aux physiques atypiques. Des traits asymétriques, éloignés des canons habituels, des malformations, des cicatrices… Myriam savait déceler la beauté de chacun et de chacune et la fixait sur papier. Son talent résidait là. Plus tard, elle s’est prise de passion pour les daguerréotypes et autres tirages sur verre, des œuvres jamais montrées au public réalisées après avoir choisi de se retirer du milieu ; elle venait tout juste de se découvrir schizophrène.

Près des photographies de Myriam se tiennent celles d’Ingrid. Des portraits plus mystérieux encore, en noir et blanc exclusivement, dans un genre bien différent. Des clairs-obscurs, des contrastes forts soulignant l’étrangeté des modèles, des corps comme désarticulés. Cette série-là a été exécutée auprès d’une troupe de danseurs contemporains. Alex ignore pourquoi mais Ingrid l’a toujours appréciée, elle qui détestait tout ce qu’elle produisait.

Il s’attarde devant le dernier portrait, qu’il connaît par cœur. Rien de plus normal : c’est lui-même qu’Alex contemple, une version parfaite et sublimée de son visage. Il s’est laissé prendre au jeu et a servi de modèle plusieurs fois à l’occasion de quelques projets. Cette photo-ci fait d’ailleurs partie de la toute première série de clichés le représentant. La seule œuvre en couleurs qu’Ingrid a suspendue sur ces murs, sans qu’il en comprenne la raison. Tout le visage est flou, à l’exception des yeux sur lesquels la photographe a effectué un focus, ouvrant son objectif au maximum. C’était un jour de plein soleil, il y a cinq ans ; Alex en était aveuglé, il voyait à peine ce que son amie fabriquait. Reflétant la lumière, ses iris changés en or, agrandis des dizaines de fois, semblent briller dans la pénombre de la verrière.

***

 

Ils se promènent entre les arbres près de la maison tandis que le soir tombe sur la campagne. La petite forêt se referme sur eux telle une carapace, un cocon sombre et chaleureux. Quand Ingrid vient ici, elle éprouve toujours la sensation d’être protégée et écoutée. Comme si l’univers autour d’elle n’existait pas. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle accepte la compagnie d’Alex, afin de le soustraire au monde. Elle connaît ces bois par cœur et pourtant, aujourd’hui les arbres ne lui apportent aucun réconfort.

— Le psy veut que je fasse interner Maman, conclut-elle après avoir raconté à son ami la raison de son absence au lycée.

Ingrid ne s’est pas rendue en cours ces derniers jours parce que sa mère a fait une nouvelle crise, cette fois bien plus violente que les autres. Voilà plusieurs semaines qu’elle refuse de prendre ses médicaments, aggravant ainsi sa paranoïa et sa déréalisation. Les médecins l’ont hospitalisée d’office pour un temps, mais que se passera-t-il ensuite ? Ingrid est la seule à pouvoir prendre des décisions à son sujet. Et elle a à peine dix-huit ans.

— Tu comptes faire quoi ? demande Alex.

Son inquiétude transparaît dans sa voix. Assis sur une souche, une clope à la main, il écoute son amie avec attention, comme toujours. Le vent joue dans ses cheveux blonds. Pour une fois, le soleil ne brille pas, et ses yeux restent sombres. Ingrid répond en haussant les épaules :

— Je ne sais pas. Les médecins disent que si je décide de la placer, elle ira mieux et je pourrai souffler. Ce qui me donne l’impression de l’abandonner.

Quelque part, l’idée d’envoyer sa mère à l’hôpital la soulage. Ingrid s’occupe d’elle depuis des mois, tente de gérer les crises et les moments d’égarement, mais elle ne pourra pas continuer longtemps à ce rythme. Si elle choisit de la garder à la maison, retourner en cours sera impossible.

Un vent glacial circule entre les arbres. La jeune fille resserre sa veste autour de ses épaules, se maudissant de ne pas avoir préféré son manteau. Ses cheveux s’échappent de son bonnet en laine et lui volent devant les yeux. Alex, lui, ne semble pas ressentir le froid. Il ne fait aucun commentaire quand elle termine de lui exposer la situation, il connaît bien les difficultés d’Ingrid. Ses parents lui ont proposé leur aide… mais elle a refusé. Elle se sent capable de se débrouiller. Seule l’idée d’hospitaliser sa mère, en fin de compte, lui est pénible. Cela reviendrait, à ses yeux, à confier Myriam à un asile de fous. Le psychiatre a eu beau lui expliquer qu’elle n’a pas le choix, elle a encore du mal à s’y résoudre.

Surtout, si sa mère reste à la maison, elle pourrait devenir dangereuse, à la fois pour les autres et pour elle-même. Elle a déjà failli finir sous les roues d’une voiture qui passait par là, alors qu’elle venait de quitter son lit en pleine nuit… La semaine précédente, Ingrid l’a surprise avec un couteau de cuisine à la main. L’un de ces longs couteaux aiguisés que l’on voit dans tous les films d’horreur, qu’elle pensait avoir mis à l’abri dans la verrière, hors de sa portée. Elle a bien cru que sa mère allait lui sauter dessus et la tuer avec.

La jeune fille secoue la tête, puis finit par s’agacer :

— Bon, tu ne veux pas rentrer ? J’ai froid, si tu n’avais pas remarqué.

Alex lâche un petit rire moqueur, se lève enfin. Il l’attrape par le bras et ils rejoignent ensuite la verrière d’un pas rapide, avançant face au vent glacial. Une fois dans la véranda, Ingrid renonce à retirer sa veste, et pousse le radiateur à fond.

— Je ne reste pas longtemps, indique Alex en s’affalant dans le canapé. J’ai rendez-vous avec Flo tout à l’heure.

— OK.

Un pincement au cœur, qu’elle décide de ne pas montrer. Oublier sa jalousie, oublier qu’elle voudrait garder Alex pour elle toute seule, qu’il ne soit l’ami de personne d’autre qu’elle. Ingrid ne connaît pas Flo, et elle s’en fiche, mais… Cette dernière existe. Ingrid aurait préféré qu’Alex ne sorte pas avec elle, jamais.

— Au fait, change-t-elle de sujet, j’ai trouvé un truc dans les affaires de Maman.

Elle s’empare d’une boîte à chaussures cachée entre les livres de la bibliothèque, et la pose avec précaution sur la table basse. Alex se redresse afin de voir ce qui se trouve à l’intérieur : des plaques de verre renfermées dans des cadres de bois. Des daguerréotypes et des ambrotypes, deux techniques photographiques anciennes. Rien de nouveau pour lui, en vérité : la mère d’Ingrid en a réalisé elle-même. Avec du temps et les produits adéquats, ce genre de procédé reste accessible à tous, si bien que la jeune fille compte bien bricoler sa propre chambre photographique.

Ces images-là se révèlent pourtant différentes. Ingrid les sort une par une et les tend à Alex, qui découvre des clichés anciens et un peu sinistres. Des photographies post-mortem datant du XIXe siècle, des portraits de personnes tout juste décédées qu’on immortalisait sur des plaques de cuivre ou de verre, et plus tard sur papier. À l’époque, la photographie n’était pas accessible à tout le monde et il s’agissait souvent de la seule image dont on disposait du défunt.

— Je ne sais pas d’où ça vient, poursuit Ingrid en s’asseyant à même le sol. Je n’ai pas voulu poser la question à Maman.

— Tu crois qu’elle les possède depuis longtemps ?

— Depuis toujours, peut-être. Je suis presque sûre qu’elle a étudié la technique après avoir vu ces clichés-là.

Alex les rend à son amie, qui les range dans la boîte. Savoir que ces objets se trouvent dans la maison sans qu’elle soit au courant l’a un peu effrayée. Surtout, elle pensait que sa mère lui en aurait fait part. Toutes deux ont beaucoup parlé de photographie, Myriam a consacré énormément de temps à lui apprendre les techniques de prise de vue et de développement… Qu’elle ait gardé pour elle un tel secret l’étonne beaucoup.

— Ça va ? demande Alex, soudain soucieux.

Il jette discrètement un œil à sa montre mais Ingrid s’en aperçoit malgré tout. Elle répond en tentant de cacher sa déception :

— Avec Maman, nous avons un peu parlé, la veille de sa crise. Elle m’a raconté son rapport à la photographie, et à l’art en général. C’est rare quand elle mentionne l’aspect artistique de son travail. Discuter de la technique, oui, mais tout le reste… Je crois qu’elle a toujours regretté d’avoir arrêté, en fait. Elle m’a dit qu’elle essayait de chercher la forme d’art parfaite. Je ne sais pas comment expliquer…

Elle soupire en cherchant ses mots. Le discours de sa mère restait confus, mais Ingrid l’a parfaitement compris.

— Elle a dit que l’art était la somme de tous les langages du monde, continue-t-elle. Celui qui tend vers la perfection sans jamais y parvenir. Et que pour toucher cette perfection, il faut montrer son âme en capturant celle des autres. Elle définit l’art de cette façon : une représentation parfaite de l’âme, de l’essence de la personne qui se tient en face d’elle. Maman voulait saisir la beauté par le biais de la photographie, ce qui ne serait qu’une révélation de son propre «  moi  », de son propre langage. Du coup, ces photos post-mortem… Je me demande si elles n’ont pas été le déclencheur de la recherche artistique de Maman. On croyait autrefois que les photographes piégeaient l’âme de leurs modèles dans le verre…

— Et comme elle s’était spécialisée dans le portrait…

— J’ai pensé la même chose. Nous avons parlé de sa maladie, aussi, alors qu’elle refuse toujours de l’évoquer. Elle m’a dit que son traitement a étouffé sa créativité, son besoin de s’exprimer. Son langage.

— J’imagine qu’elle ne l’a jamais accepté ?

— Au contraire… Maman a prétendu que sa folie parlait à sa place, et qu’elle ne pouvait pas la laisser continuer. Qu’elle devait arrêter avant d’aller trop loin.

— Elle croit que sa sensibilité artistique lui vient de sa schizophrénie ?

Elle acquiesce d’un hochement de la tête.

— Tous les artistes ne sont pas fous, réplique Alex. Et tous les fous ne sont pas des artistes.

— Ouais, tu as raison.

Ingrid détourne les yeux vers les arbres. En réalité, elle ne pense pas un mot de ce qu’elle vient de répondre à Alex. Parce qu’elle est d’accord avec sa mère. Cette dernière est certaine que sa vision particulière du monde n’est qu’un symptôme de sa maladie, qu’elle n’a pas pu apprivoiser. Et Ingrid ?…

Le doute s’est insinué dans l’esprit de la jeune fille depuis quelque temps déjà. Sa propre folie, endormie en elle. Elle a souvent craint de souffrir de la même maladie que sa mère. Les médecins lui ont assuré que ce n’était pas le cas, et pourtant, elle les sent, les ombres et l’obscurité…

***

 

En passant près de la bibliothèque, Alex songe aux photos étranges qu’Ingrid lui a montrées, celles qui mettaient des morts en scène. Ils se connaissaient depuis un an à peine et étaient déjà inséparables. Ingrid gérait la maladie de Myriam comme elle le pouvait, se battait avec une telle force de caractère… Alex n’est pas sûr qu’il en aurait fait autant à sa place. Elle n’avait pas peur d’affronter ses ombres, elle les laissait vivre même, afin de mieux les contrôler. En outre, elle pouvait compter sur sa pratique de la photo afin de s’exprimer et permettre à ses cauchemars de prendre forme ailleurs que dans son esprit. Une véritable catharsis qui devait lui assurer d’entamer une belle carrière artistique.

Ces photographies post-mortem… Alex en avait déjà entendu parler sans pour autant en avoir vu de ses propres yeux. À dire vrai, ces images lui ont foutu la trouille. Entre les mains d’Ingrid, elles perdaient leur aspect de curiosité pour revêtir une aura sinistre. Qu’on prenne les morts en photo autrefois ne le dérangeait pas, et lui paraissait même logique. Mais que de telles images échouent dans cette maison, détenues par une femme malade croyant vraiment que l’âme de ces gens était piégée dans le verre… Alex refusait de montrer qu’il en était troublé, presque choqué. Alors Ingrid ne lui en a plus jamais parlé.

Il n’en serait pas là aujourd’hui s’il avait accepté de l’écouter.

Il se souvient encore de la déception s’allumant dans ses yeux sombres quand elle a rangé les cadres de bois à l’intérieur de leur boîte. Ingrid a sans doute cru qu’il se moquait des lubies de sa mère, qu’il était plus préoccupé par son rendez-vous. Peut-être, oui, sa copine de l’époque revêtait-elle plus d’importance que ces photographies un rien morbides. Mais… Et s’il l’avait écoutée ? Vraiment écoutée ?

La boîte en question a disparu de la bibliothèque. Alex s’en est aperçu lorsqu’il est venu la semaine précédente. Ingrid a sûrement rangé les clichés là où elle les avait trouvés, quelque part dans la maison. À la place, il récupère une autre boîte, plus petite et en bois verni, qu’il a planquée l’autre jour. Par chance, personne n’a eu l’idée de fouiner dans les rayonnages. Les livres ont été déplacés, les cartons à peine ouverts afin d’en inspecter le contenu, mais rien de plus. Sans plus attendre, il s’empare du rouleau de pellicule qui se trouve dans le coffret en bois et s’enferme dans le labo pour fuir la lumière.

***

 

Elle déteste l’été, surtout par grande chaleur. Mais pour une fois, Ingrid espérait profiter du soleil. Car c’est la première fois qu’elle photographie Alex. Il a bien voulu se plier à son caprice, lui qui a longtemps refusé. Elle ignore pourquoi ; elle le pensait bien plus narcissique que ça… Après quelques mois à le cuisiner afin de le faire céder, il a fini par admettre que sa meilleure amie était bel et bien photographe, qu’elle était partie pour conquérir le monde et qu’il ne pourrait plus fuir son objectif bien longtemps.

À dire vrai, cette carrière qui se profile indiffère Ingrid ; les quelques ventes de tirages originaux lui permettent de gagner assez d’argent pour ne pas avoir à travailler. Toutes ses économies filent dans le centre spécialisé qui accueille sa mère mais au moins, cette dernière reprend vie peu à peu.

Pour l’occasion, Ingrid a sorti son reflex numérique, ce qui ne se produit que rarement. Elle préfère l’argentique. La jeune femme attache ses cheveux à la va-vite, dans le cliquetis des bracelets sur ses poignets. Puis elle attend avec patience qu’Alex daigne prendre les choses au sérieux. Car pour l’instant, il joue encore les fiers, dans l’unique but de dissimuler sa gêne. Passer sous l’objectif de quelqu’un reste un moment particulier : c’est se voir à travers des yeux étrangers, et découvrir l’image que l’autre se fait de vous. Personne n’est vraiment préparé à ça.

Ingrid a toujours voulu prendre Alex en photo, sans pour autant oser le lui proposer plus tôt. En réalité, elle n’avait pas assez confiance en ses capacités ; elle a conscience que retranscrire l’image parfaite qu’elle a d’Alex sera difficile. Elle n’y parviendra sans doute jamais…

— Bon, lance-t-elle, arrête deux secondes de faire le con et sois sérieux.

Ce qui le fait rire. Ingrid en profite et prend une première photo, puis une seconde, puis toutes les autres. Ses mains tremblent un peu, ce qu’Alex ne le remarque pas. Il deale avec sa propre timidité, oscillant peut-être entre pudeur et orgueil. Elle lui tourne autour durant une heure, capture son visage, l’observe à travers le miroir de son appareil, à travers la lentille de son objectif. La lumière vive se reflète dans ses yeux, encore. C’est ça qu’elle veut. La lumière qui illumine ses iris, les change en or, elle aimerait l’emprisonner à jamais, la graver sur papier de la même façon qu’elle la grave dans son propre cœur. À coups de bris de verre et d’acide.

Si Ingrid n’avait pas étouffé l’amour qu’elle ressent pour lui depuis le début, depuis ce jour de classe comme les autres… Cet acide ne la rongerait peut-être pas. Mais elle le tait. Elle s’est juré de le taire jusqu’au bout.

Ingrid s’est fait cette promesse quand elle a finalement pris la décision d’envoyer sa mère dans ce centre spécialisé, il y a quatre ans. Myriam avait perdu sa vivacité, sa créativité… Sans ce besoin indicible de capturer la beauté, de chercher cette étincelle d’âme chez les autres, sans sa traque de ce langage rêvé, elle a dépéri. Et Ingrid ne veut pas lui ressembler. Elle ne veut pas finir comme elle, alors elle a brisé elle-même les dernières digues qui lui restaient et a commencé à se consumer. Pourchasser la lumière, le mouvement parfait, la couleur ou l’obscurité…

Traquer sa propre âme.

Elle ne se consacre plus qu’à ça, désormais. Voir le monde à travers son miroir. Voir ses vraies couleurs, distinguer l’essence de ceux dont elle tire le portrait. Les dépeindre tels qu’elle les perçoit, imprimer leur image sublimée sur le papier. Et garder Alex. Imprimer son image à lui, sa beauté à lui.

Et ce faisant, puiser dans la source de noirceur qui coule, là, quelque part entre son esprit et son âme, asséchant cette dernière afin de faire taire la douleur qu’elle ressent chaque jour. Les émotions à vif, la peine et la joie, la colère et le bonheur, qui, chacun tour à tour, la brûle de l’intérieur tel un feu qui ne s’éteindra jamais. Vivre fait mal, alors Ingrid voudrait le montrer, le crier, le représenter à travers l’objectif de son appareil.

***

 

Alex n’a pas procédé à beaucoup de développements, pour tout dire. Ingrid a tenu à lui montrer comment opérer, mais il n’a jamais réussi à se débrouiller seul. Alors elle a eu la bonne idée de consigner chacune des étapes dans un classeur mis à disposition dans le laboratoire.

Les quelques photos qu’il a tirées lui-même ne sont pas des chefs-d’œuvre, loin de là. Ingrid les considérait malgré tout comme tels. Il a essayé, deux ou trois fois, sa fameuse chambre photographique bricolée avec des planches. Le travail de développement des daguerréotypes s’est révélé fabuleux, de la vraie magie : difficile d’imaginer, quand on ne le voit pas soi-même, qu’une image peut se fixer pour toujours sur une plaque de verre, et que quelques produits suffisent afin de la faire apparaître…

Lors de sa première tentative, Alex a pris la télévision en photo : un objet inanimé parfait pour une longue exposition. La deuxième fois, le chat du voisin a servi de cobaye alors qu’il dormait au soleil sur un muret. Le matou ayant changé de position entre-temps, l’image finale montrait une étrange créature fantôme blanche et éthérée. Ingrid a adoré le résultat, qu’elle a trouvé parfait dans sa lumière et son mouvement. Pour ce qu’Alex en sait, elle l’a conservé.

La troisième et dernière tentative était un portrait d’Ingrid.

Elle n’a jamais accepté de poser de nouveau, ni pour lui ni pour qui que ce soit d’autre. Elle détestait se voir, arguant qu’elle ne voulait pas que le monde la regarde, qu’elle ne voulait pas exister dans le réel. Ce jour-là, elle a pris la pose durant cinq longues minutes, tentant de réprimer un fou rire qu’elle n’a finalement pas pu contenir. La lumière accrochait à sa peau blanche comme un voile immaculé, et brillait sur l’encre des tatouages recouvrant ses bras.

Tu te souviens de cette légende urbaine ? a-t-elle demandé. Si tu dis Bloody Mary trois fois dans un miroir, Bloody Mary apparaît.

— Ouais, ou Candyman.

— C’est pareil ici. Si tu restes figé devant l’appareil photo, il attrapera ton âme.

Alex a gardé le portrait, une plaque de verre de la taille d’une carte postale, et l’a rangé à l’abri de la boîte dans laquelle il a rassemblé des souvenirs. Des photos, des lettres, des dessins… Sarah connaît l’existence de cette boîte chez eux et n’a pas émis la moindre plainte. Pourtant, elle n’a jamais vraiment accepté l’amitié de son compagnon pour Ingrid. Elle ne comprend pas la jeune femme ou ses élans artistiques, son caractère fantasque, l’hypersensibilité qui la rend parfois instable. Elle ne comprend pas non plus qu’Alex puisse lui-même souhaiter se réfugier dans la pénombre de la verrière.

Ses mains tremblent un peu lorsqu’il enfile les gants qui traînent près du petit évier. Puis il allume la lampe inactinique et procède au développement de la bobine qu’il a cachée dans le coffret une semaine plus tôt. Il place le négatif dans l’agrandisseur et, une fois l’exposition terminée, dépose le papier frappé par la lumière dans le bain révélateur, attendant que l’image prenne forme. Son cœur rate un battement quand elle apparaît enfin.

***

 

Alex rend visite à Ingrid le lendemain des vingt-huit ans de cette dernière. Il vient seul, comme à chaque fois, gare sa voiture dans l’allée et jette un œil à la fenêtre de la cuisine. Ingrid lui adresse un signe de la main tandis qu’elle se sert un café. Pour une fois qu’elle ne s’est pas réfugiée dans son antre…

Il lui offre son cadeau — un View-Master, un de ces jouets en plastique dans lesquels on observe des diapositives — puis lui demande des nouvelles de sa mère.

— Elle a commencé un nouveau traitement qui semble lui convenir, lui répond Ingrid. Le psy pense même lui autoriser quelques sorties si tout va bien.

— Chouette, alors. J’imagine que tu as hâte.

Mais le comportement d’Alex interpelle la jeune femme : elle le trouve nerveux, le soupçonne de lui cacher quelque chose. Il ne la regarde pas quand il lui parle, semblant avoir la tête ailleurs. Elle lui demande sur un ton qu’elle veut léger :

— Un problème ?

Alex s’entête à ne pas répondre. Alors Ingrid insiste. Et il cède.

— Je me doute bien que je ne pourrai pas le cacher longtemps, révèle-t-il. On va se marier. L’année prochaine.

C’est un peu comme si le monde s’écroulait autour d’elle. Mais Ingrid ne laisse pas le temps à son cœur de se briser ; elle le fait taire d’un coup, l’empêche de crier. Elle a l’habitude, maintenant. Elle a appris à faire avec, dissimulant sa peine derrière un sourire. Elle glisse ses mains dans les poches de son jean afin d’en cacher les tremblements, puis félicite Alex avec le plus de sincérité possible.

— Super ! s’exclame-t-elle. J’espère que Sarah ne verra pas d’inconvénient à ce que je vienne au mariage.

— C’était la seule condition pour que je dise oui.

La plaisanterie tombe un peu à plat, et un silence gêné flotte soudain dans la cuisine. Ingrid sait parfaitement que Sarah ne verra pas d’un bon œil sa présence à son mariage. Elle ne l’a jamais vraiment acceptée. Peut-être bien qu’elle a déjà réussi à faire plier Alex, et que la jeune femme ne recevra pas d’invitation, qui sait. Elle s’en fiche un peu. Conviée ou pas, le résultat est le même… Alex se mariera.

— Je vais devoir te trouver un cadeau, reprend-elle histoire de rompre le silence.

— Si tu pouvais t’occuper des photos… Surtout si tu viens avec ta chambre photographique. Tu imagines, un vrai daguerréotype comme souvenir ? Je suis sûr que ce sera génial.

Ingrid acquiesce, tout en sachant d’avance qu’elle n’apportera pour rien au monde sa machine à ce mariage. Alex peut rêver. Impossible d’immortaliser ce moment sur une plaque de verre.

— Bon, je ne vais pas t’embêter plus longtemps, lâche-t-il. Tu as du boulot ?

— Un gars qui a édité Maman m’a contactée, il est intéressé par une expo commune.

— Super. Tu nous inviteras ?

— Évidemment.

Alex finit par repartir, abandonnant Ingrid dans sa cuisine. Pour la première fois depuis très longtemps, une terrible solitude lui retombe sur les épaules. D’ordinaire, le silence et le vide ne la gênent pas, bien au contraire… Elle les recherche. Mais là, elle éprouve la certitude d’avoir perdu Alex. De l’avoir perdu pour toujours.

***

 

Le visage d’Ingrid prend forme sur le papier, dans le bain révélateur. Une image en noir et blanc, un peu floue et éthérée, fruit d’une longue exposition. Alex termine le tirage en le déposant dans le bain d’arrêt puis dans le fixateur, et finit par le plonger dans l’eau claire.

Ingrid est assise sur le vieux fauteuil en cuir près de la verrière, que l’on voit en arrière-plan. À travers la vitre, la silhouette des arbres nus se détache comme une armée de gardiens sortie des Enfers. Ingrid, elle, fixe l’objectif d’un étrange regard, à la fois perçant et éteint. Sa posture singulière, un peu affalée contre le dossier, donne la sensation qu’elle n’avait plus la force de se tenir droite.

Alex s’attendait à trouver cette image sur le papier. À dire vrai, il n’est pas surpris. Mais la terrible douleur qui le traverse le terrasse presque, suivie d’une nausée qu’il met longtemps à réprimer. Il sort du labo afin de respirer.

Impossible d’effacer cette vision de son esprit, cette image qu’Alex a vue pour de vrai. Pas au travers d’un film 35 mm ou sur le tirage qu’il vient de réaliser, mais de ses propres yeux. Le corps sans vie sur son fauteuil, la tête calée contre le dossier et tournée vers l’appareil photo fixé vers elle. Les boîtes de médicaments vides échouées sur la petite table, le verre d’eau renversé. Ingrid a pris les foutus restes de médocs de sa mère, anxiolytiques et antipsychotiques, les a avalés et a attendu le moment précis où ils agiraient. Elle a réglé son appareil, y a placé une pellicule neuve, s’est installée dans le fauteuil. Puis elle a fixé l’objectif sans bouger, déclenchant à distance au bon moment.

Ce jour-là, le soleil était voilé et passait à peine à travers la verrière. Ingrid a utilisé son boîtier argentique de la même façon que sa chambre photographique. Un temps d’exposition très long, peut-être un dix minutes ou un quart d’heure. Un quart d’heure à attendre que la mort se pointe, à scruter l’œil de l’objectif, ce trou noir par lequel passe la lumière afin de frapper l’âme.

L’image que l’on se fait du monde n’est qu’une collision de la lumière sur nos rétines, prétendait Ingrid. Et quelquefois, cette lumière traverse nos yeux pour blesser notre esprit. Ce qui est terriblement douloureux.

Elle avait mal, tout le temps. Elle souffrait de ne jamais pouvoir exprimer sa vision du monde, de ne pas trouver le langage approprié afin de le retransmettre à d’autres. De se sentir submergée par ses émotions exacerbées. Elle a cru subir la même malédiction que Myriam, mais a préféré ne pas étouffer son hypersensibilité et son anxiété comme sa mère a étouffé sa schizophrénie à coups de médicaments. Ingrid a choisi de s’y noyer.

Un quart d’heure d’exposition pour fixer son agonie sur le film. Le cliché la montre à la fois morte et vivante, perdue entre les deux dans la lumière.

Alex l’avait prévenue qu’il viendrait lui rendre visite ce jour-là, pour chercher le daguerréotype qu’elle a réalisé à son mariage. Il l’a trouvé emballé dans son coffret en bois, posé bien en évidence sur la table de travail. Ingrid savait qu’il la découvrirait face à l’appareil qui venait de la regarder mourir. Qu’Alex récupérerait la pellicule qui y était insérée, et qu’il finirait par la développer.

Elle a perdu pied, emmurée dans sa peur de devenir cinglée, dans sa quête du langage parfait. Elle y est parvenue, d’ailleurs. Elle est parvenue à fixer son âme tourmentée sur papier à l’aide de la lumière. Elle a réussi ce que sa mère désespérait de réaliser avant de renoncer, parce qu’elle savait que cela se ferait au prix de sa propre vie.

Alex a cru que le monde s’effondrait quand il a trouvé Ingrid. Le monde qui devient soudain plus froid, comme privé de lumière. Il n’en restait que cette fin d’automne éternelle, ces nuages volant les couleurs du paysage. La maison délabrée, rongée par le temps qui passe, à l’image du cœur d’Ingrid, et à l’image du sien désormais. Elle était devenue aussi froide et aussi grise que le ciel autour d’eux. Et Alex n’a jamais pris garde à cela. Ni à sa quête de couleurs vives et de chaleur, ni à son appel silencieux, depuis le premier jour.

Ses yeux à elle étaient trop grands ouverts, et lui ne voyait pas assez. Alex ne l’a jamais compris, ou alors il n’a jamais voulu le comprendre.

Il le réalise maintenant qu’il est trop tard. La pellicule dans l’appareil lui était destinée : un message qu’elle lui adressait, un cadeau, son œuvre d’art parfaite. Après quelques minutes à se reprendre, à genoux face au corps sans vie d’Ingrid, il a paniqué. Il a retiré le film du reflex, l’a mis à l’abri dans le coffret en bois renfermant le daguerréotype du mariage. La plaque de verre lui est tombée des mains et s’est brisée sur le sol, mais cela lui importait peu. Alex a jeté en vitesse les morceaux de verre, a planqué la boîte et a ensuite appelé la police. Lorsque ces derniers sont arrivés, ils n’ont pu que constater le suicide.

Il s’est occupé des obsèques, puisque Myriam n’était pas en état. Dévastée, la mère d’Ingrid s’est reposée sur lui avec toute la gratitude dont elle était capable. Les jours qui ont suivi l’enterrement, il n’a pensé qu’au film non développé caché dans la verrière. Il ne pouvait pas s’y rendre plus tôt sans paraître suspect. Sarah, elle, s’est plongée dans un mutisme qui l’a laissé indifférent. Ils étaient mariés depuis deux semaines à peine. Mais il s’en foutait.

Ingrid venait de mourir, et sûrement à cause de lui. Elle a emporté ses ombres avec elle.

***

 

— Hey, regarde ça.

Elle montre à Alex le tirage encadré sur lequel elle a travaillé tout le week-end. Couper les baguettes en bois de pin, les coller, enfermer la photographie entre une plaque de verre et une planche de contreplaqué… Alex lève la tête du magazine qu’il est en train de lire, allongé dans le canapé, puis hausse les sourcils de surprise.

Son portrait à lui, réalisé ce jour de soleil entre les arbres, et la lumière dans ses yeux. Il découvre enfin cette photo qu’Ingrid n’a jamais voulu lui montrer. Comme toute la série, d’ailleurs, qui dormait à l’abri dans une carte SD depuis un an. La jeune femme ignore pourquoi elle ne souhaitait pas la travailler tout de suite, préférant attendre un peu. Ça lui a pris un soir : elle a lancé son logiciel de retouche afin de corriger quelques détails et a envoyé cet unique cliché à son imprimeur d’art habituel. Le tirage a été réalisé sur un magnifique papier baryté épais, reproduisant les couleurs de la plus belle des manières.

Alex paraît ne pas en revenir. Il s’observe un moment, puis dit :

— Tu vois, la couleur ça te va bien aussi.

Ingrid hausse les épaules en reposant l’encadrement sur le bureau. Elle hésite deux secondes à l’engueuler à ce propos avant de renoncer : elle devra se contenter de ça en guise de compliment. Du Alex tout craché. Il n’admettra jamais que cette photo lui plaît et qu’il la trouve réussie. Ils ont eu l’occasion de travailler sur d’autres séries ensemble, qu’il a appréciées et dont il a gardé quelques tirages. Mais ce cliché, cette série, il n’avouera jamais qu’il s’agissait d’un moment particulier, sa première fois sous l’objectif de sa meilleure amie, et que c’est important pour lui.

Ingrid part en chasse de la caisse à outils planquée dans le débarras près de labo, y pêche un marteau et un clou. Les photos de sa mère se trouvent déjà en bonne place sur le mur du fond : c’est d’ailleurs ce que l’on voit en premier lorsqu’on entre dans la verrière. Alex l’interpelle :

— Tu vas vraiment mettre ça ici ?

— Je vais me gêner.

Une fois le clou planté, elle y accroche le cadre, recule de quelques pas afin d’en juger l’effet. Il fait gris encore, mais durant les jours de beau temps, le soleil passe un peu par la fenêtre en face, se faufile entre les arbres et illumine cette partie de la véranda.

Alex la rejoint pour observer la photo de plus près.

— Bon, OK, elle est plutôt pas mal, admet-il.

Sans répondre, Ingrid accroche son bras à celui de son ami, et pose sa tête contre son épaule. Son parfum mêlé à la fumée de la cigarette lui donne le vertige, comme à chaque fois. Elle pourrait s’enivrer de cette odeur, à l’infini. C’est la seule chose qu’elle se permet de faire, d’ailleurs. Pour oublier le reste. Pour oublier qu’elle a renoncé à Alex depuis le début, qu’elle a étouffé cet amour, qu’elle doit se contenter de son amitié.

Mais Ingrid ne sait pas comment survivre à ça, comment perdurer alors qu’il ignore tout de la douleur qu’il lui inspire quand il se tient là, dans la verrière, et quand il ne s’y trouve pas. Sa présence et son absence sont des souffrances qu’elle attise. Elle s’y accroche afin de ne pas mourir.

— Franchement, tu devrais travailler la couleur et la lumière plus souvent, persiste Alex. Je sais que l’obscurité te convient… Mais peut-être que tu devrais quand même te donner le droit de respirer.

La jeune femme sait très bien pourquoi Alex insiste de cette manière. Voilà un bout de temps qu’elle ne sort plus de chez elle, préférant rester enfermée dans sa verrière ou arpenter la campagne déserte sous la pluie. Elle n’existe plus que pour ses photographies. Et Alex s’inquiète un peu plus chaque jour, incapable de saisir son envie de se noyer dans la nuit, incapable de comprendre que la lumière ne revêt aucun intérêt si elle n’illumine pas ses iris à lui. À cet instant-là, une sourde angoisse y brille, cachée dans l’ombre.

Ingrid finit par répondre en détournant le regard, comme brûlée par ses yeux :

— Pas dans cette vie.

***

 

Si tu restes figé devant l’appareil photo, il attrapera ton âme.

Alex ignore si elle y croyait vraiment, ou s’il ne s’agissait que d’une métaphore. Capturer l’image d’une personne sur du papier ou dans une plaque de verre suffit à en garder le souvenir, à fixer éternellement un instant donné. 1/3200 de seconde d’embarras et de timidité ce jour d’insouciance près des arbres, ou quinze minutes d’agonie solitaire sous le verre sale de la véranda… Cet endroit, ce refuge, ce n’était que le propre daguerréotype d’Ingrid, sa propre image en noir et blanc, figée dans le temps par la lumière.

Il n’a rien vu quand elle lui montrait à quel point elle l’aimait, et Alex ne le comprend que trop tard.

Pas dans cette vie.

Il déniche dans un tiroir une pellicule neuve, puis s’empare d’un appareil argentique dans lequel il insère le film. Les flics ont emporté celui qui se trouvait près d’Ingrid au moment de sa mort — sans le film à l’intérieur, qu’Alex avait déjà retiré — et il n’a pas pris le temps d’aller le récupérer au poste. Ils auraient pu le soupçonner. De quoi, Alex l’ignore, mais comme ses empreintes se trouvent partout dans cette pièce… La police aurait pu considérer qu’Ingrid se mettait en danger et qu’il n’a rien tenté pour l’en empêcher.

Il ne savait pas, pourtant. Il n’a rien vu, rien entendu.

Alex fixe l’appareil sur le trépied et le règle en fonction de la luminosité ambiante. Puis il ouvre le sac abandonné devant la porte et en sort la carabine qui appartenait au père d’Ingrid. Cette dernière la lui a confiée quand sa mère a commencé à dérailler. Cela fera une arme de moins dans la maison, disait-elle. Il avait à peine vingt ans et ignorait quoi en faire, alors il l’a cachée dans la cave chez ses parents.

Après avoir chargé la carabine, il prend place dans le fauteuil, face à l’objectif.

Si tu restes figé devant l’appareil photo, il attrapera ton âme.

Peut-être y croyait-elle vraiment. Ingrid ne se serait pas amusée à mettre en scène sa propre mort de cette façon si elle voulait juste lui adresser un message. Non, elle espérait toucher à la perfection, celle que sa mère et elle ont tant cherchée. L’âme gravée dans le verre. Myriam a abandonné la partie avant d’aller trop loin. Ingrid, elle… Elle n’a pas eu peur de poursuivre.

Quelquefois, cette lumière traverse nos yeux pour blesser notre esprit. Ce qui est terriblement douloureux.

La tête vide de toute pensée, Alex arme la carabine, la tient serrée entre ses genoux, et pose son menton sur le canon. Quelques secondes d’exposition à peine. Dans sa main, le déclencheur à distance du reflex semble le brûler.

Alex n’a pas ouvert les yeux assez grands. Parce que la lumière brillait trop fort, il n’a pas voulu voir les ombres qui entouraient Ingrid. Cette certitude lui est insupportable, et il refuse qu’elle le poursuive jusqu’à la fin.

Pas dans cette vie.