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Au bout de la route

Texte integral

TW suicide, fin du monde

 

Il n’y a presque plus aucune étoile dans le ciel, et celles qui résistent brillent pour toutes les autres.

Le chant du cygne des astres mourants.

Lili n’avait pas conscience qu’elles s’éteignaient une à une ; en fait, elle ne regardait jamais le ciel quand elle marchait en dessous. Son horizon se résumait à la perspective vertigineuse des terres ravagées par la lumière, aux mille nuances de gris que la cendre jetait sur les paysages. Anthracite de l’asphalte crevassé, grège des champs grillés, payne et perle des tempêtes. Et l’azur de l’été se reflétant sur la mer, un bleu qui n’existe que dans ses rêves.

La lumière, elle l’a retrouvée en arrivant à Town. La dernière ville du monde a beau n’être qu’un camp de réfugiés fuyant la colère des Cieux, elle brille comme une supernova dans la nuit, parcourue de guirlandes et de lanternes alimentées par les panneaux photovoltaïques que la poussière n’a pas encore éteints, arpentée par les survivants que les anges n’ont pas réussi à faire taire.

Mais les supernovas ne sont que des étoiles en fin de vie, en fin de compte.

Et il ne reste que cinquante-deux jours. Soit rien. Une paille.

Et alors qu’elle regarde les astres briller en silence avant de s’effacer, Lili se demande pourquoi elle s’est acharnée à avancer envers et contre tout pour parvenir au bout de la route.

Elle a erré durant des mois sous la menace des anges, et avait presque réussi à se persuader que ce périple serait sans fin. Un calendrier figé à la même date. Un sablier infini dans lequel les grains ne s’épuisent pas. Un voyage sans destination.

Et pourtant, elle y est arrivée, à destination, alors même qu’elle ne voulait pas la voir

Et il ne reste plus que cinquante-deux jours maintenant.

Les habitants de Town lui paraissent indifférents à cette terrible échéance qui se profile en détruisant tout sur son passage. Peut-être parce qu’ils vivent entre eux depuis longtemps, peut-être parce qu’ils se sont résignés, aussi… Mais Lili peine à les comprendre. Elle les entend, au loin, occupés à raviver les flammes du grand bûcher élevé sur le semblant de place au cœur du camp, un rituel immuable après lequel ils vont se réunir jusque tard dans la nuit pour manger ensemble, puis rire et s’amuser, danser parfois, et chanter… Une façon de tenir l’obscurité à distance, un sort afin de conjurer les ténèbres qui menacent à chaque instant de fondre sur eux. Un exorcisme pour ne pas perdre la tête.

Sa tête, Lili se demande comment elle ne l’a pas encore perdue, elle s’étonne toujours de ne pas être devenue folle avec le temps.

À moins qu’elle le soit déjà.

À moins que Town ne soit qu’une illusion, un mirage que son esprit malade aurait construit pour elle.

Bruit de semelles crissant sur du gravier derrière elle, soudain. Quelqu’un vient, la sortant de sa sinistre songerie, et elle soupire avec lassitude.

Le soir, quand elle cherche à fuir la compagnie des habitants de Town auxquels elle ne s’est jamais vraiment mêlée, elle se réfugie ici, dans le petit parc pour les enfants caché entre deux rangées de pavillons. Elle a demandé à Noah et à Joseph, les deux gamins avec qui elle passe le plus clair de ses journées, de la laisser seule ces moments-là. « J’ai besoin de m’isoler, parfois, leur a-t-elle dit. Un peu comme un jardin secret, vous voyez ? » Elle s’assied alors sur une des balançoires rouillées et parle au silence, parle aux étoiles mourantes qu’elle aperçoit entre les cimes des arbres au feuillage séché, bercée par le crépitement de la torche accrochée au lampadaire non loin et par le parfum du bois brûlé.

Lili y vient de moins en moins souvent, maintenant. Elle s’est habituée à la présence des deux frères et il lui arrive même qu’ils lui manquent quand ils ne sont pas là.

Voilà pourquoi le soupir : quelqu’un vient briser sa solitude et ça la gonfle prodigieusement.

Elle se redresse sur la balançoire, faisant stopper le mouvement d’avant en arrière du bout du pied, et s’apprête à engueuler le nouveau venu, peu importe qui il est. Mais elle n’a pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une voix masculine un peu haut perchée lui demande :

— Hey, c’est toi qui as vu quelque chose à propos d’Élias ?

Le type s’assied d’autorité à côté d’elle, sur la balançoire voisine, sans s’embarrasser de politesse. À la lumière de la torche, ses yeux sombres brillent d’une étrange lueur presque dangereuse, de celles qui animent les étoiles en train de mourir.

Il s’appelle Chester. Lili le connaît à peine, elle ne lui a jamais adressé la parole depuis son arrivée à Town il y a trois semaines et sait juste qu’il s’occupe de diriger le camp avec une poignée d’autres survivants. Chester n’est pas du genre à mettre qui que ce soit à l’aise, et ses manières agressives n’ont jamais poussé Lili à faire le moindre effort non plus. Il ressemble à une créature hérissée d’épines, ou à un morceau de verre tranchant ; un être qui blesse tout en se blessant lui-même, et pourtant incapable de s’en empêcher. Même son apparence donne cette impression à Lili, avec son visage aigu et ses yeux cachés derrière des ombres, son crâne dont la peau est à vif sous les coups de rasoir maladroits et ses bras couverts de tatouages brûlés par le soleil, les manches élimées de son sweat gris.

— Qui m’a vendue ? répond Lili sur un ton acerbe. Nana ?

— Ouais.

Le mec ne se démonte pas et insiste :

— Alors ?

Lili laisse échapper un nouveau soupir, agacé cette fois.

— Alors oui, cède-t-elle. J’ai vu quelque chose qui concerne Élias. Rien qui t’intéressera, si tu veux mon avis. Town me parle et la seule chose qu’elle m’a apprise, c’est qu’Élias lui manque.

Elle ajoute en espérant le faire partir :

— Pas de quoi te déplacer, donc.

Chester se contente de lâcher un petit rire. Manifestement, il ne capte pas l’appel subtil à débarrasser le plancher que lui adresse la jeune femme ; au contraire, il sort de sa poche un paquet de tabac et commence à rouler une cigarette.

— Pourquoi j’apprends seulement ce soir que tu peux entendre Town ? s’enquiert-il après avoir allumé sa clope.

— Parce que je devais passer au bureau d’admission en arrivant ? Je ne savais pas que vous faisiez un recensement.

— Allez, tu n’es pas obligée de jouer les meufs blasées…

Il lui parle d’une voix si calme que l’agacement éprouvé jusqu’ici se dégonfle soudain. Lili s’immobilise sur sa balançoire pour se tourner vers lui et découvrir qu’il l’observe avec une sincère inquiétude. Ce qui ne ressemble pas vraiment au personnage.

— Tu es tellement sur la défensive qu’on t’entend presque ruminer dans ton coin, poursuit-il. C’est moi le râleur de service ici, et je ne suis pas là pour t’emmerder. Au contraire.

— Désolée.

Comme pour enterrer la hache de guerre, Chester lui tend sa cigarette.

— Merci, mais je ne fume pas, décline Lili.

— Ce n’est pas du tabac.

— Ah.

Finalement, elle tire une taffe et rend le joint à son propriétaire, se demandant s’il agit comme ça avec tout le monde.

— Et tu la trouves où, ton herbe ?

— J’en ai planté dans mon jardin. Je ne pensais pas que ça prendrait avec toute cette cendre, mais il faut croire que la lumière descendue du ciel aide un peu.

— Vous cultivez de l’herbe à Town ? Sérieusement ?

— On l’appelle l’Apo, ici. Par contre, ne va pas répéter ça à la vieille parce qu’elle piquerait une crise si elle l’apprenait.

Au même instant, Chester adresse un signe de la main à Nana qui passe au loin, un sourire de faux jeton plaqué sur le visage. La vieille femme aux cheveux blancs, elle, lui répond par un geste mi-amical mi-agacé que Lili ne parvient pas à décrypter.

— Dire que c’est la première à clamer que chacun deale avec sa trouille, ironise-t-il. Et elle refuse que l’on puisse trouver une échappatoire alors que ce serait bien plus simple comme ça. Cette hypocrisie…

— Nana fait ce qu’elle peut.

— Moi aussi. Mais tout le monde agit comme si de rien n’était alors qu’on est tous morts de peur.

Chester s’interrompt, tirant une latte dont il recrache la fumée avec lenteur. Elle s’envole en longues volutes vers le ciel, telle une prière adressée à des dieux qui n’écouteront pas. Puis il murmure :

— Je n’ai pas de pouvoir, mais je l’entends ramper, la peur. Je l’entends quand la nuit tombe, dans les ombres entre les maisons. Dans leurs voix, à eux. Elle s’insinue partout comme du brouillard. J’essaie juste de la faire taire.

Le silence s’installe entre eux deux, à peine rompu par les conversations lointaines et le bruit des flammes du bûcher. Par le battement que Lili ressent dans ses tempes, le cœur cherchant à s’échapper d’une gangue de panique qu’elle parvient à réprimer de justesse.

La peur dans les murs de Town, elle arrivait encore à ne pas la voir, ni à l’entendre. Elle avait réussi à l’occulter jusqu’ici. Elle avait assez de la sienne, alors pourquoi s’infliger celle des autres ? Si elle s’enveloppe dans sa solitude à chaque heure qui passe, c’est pour ne pas distinguer la terreur grandissante dans le regard des habitants de Town, dans celui de Noah et de Joseph, dans les yeux et les gestes de n’importe quel rescapé du Cataclysme qui aurait survécu jusqu’à présent.

Comme s’il avait entendu la panique monter en elle, Chester lui dit :

— Si tu la regardes en face, elle t’effraiera moins. À force, elle n’est plus qu’une abstraction, juste une idée.

— Facile. Je suis lâche, moi. Je ne sais pas faire face.

— Personne n’est lâche. Nana l’a dit, chacun fait comme il peut.

Alors elle obéit. Dans le noir et à côté de ce parfait inconnu, Lili inspire à fond plusieurs fois comme si elle allait plonger dans les eaux troubles d’un océan peuplé de créatures effrayantes, s’enfoncer sous la glace de la surface. Affronter les ombres, les regarder dans les yeux…

Cinquante-deux jours, songe-t-elle. Cinquante-deux cases sur le calendrier, et rien à la fin, rien pour personne. Juste le vide. Même pas la vie qui continue pour les autres.

Son cœur cogne plus fort. Sans qu’elle s’en soit rendu compte, Lili a retenu son souffle par trop de terreur, et c’est quand l’air vient à lui manquer qu’elle s’autorise à respirer à nouveau.

La perspective d’arriver à destination lui faisait terriblement peur. Et maintenant qu’elle l’a atteint, le bout de la route, maintenant qu’elle se tient au pied du mur, elle réalise qu’elle ne pourra pas y faire face sans paniquer.

— Pas très efficace, ta méthode, marmonne-t-elle en ouvrant les yeux, qu’elle ne se rappelle pas avoir fermés.

— Ça ne fonctionne pas pour tout le monde, je crois.

Puis Chester lui tend son joint une seconde fois, et l’univers devient un peu plus clair lorsqu’elle tire dessus, comme si elle cherchait de l’air.

Changer de sujet. Penser à autre chose. Oublier le calendrier, les dates qui défilent, la voie sans issue s’offrant à eux…

— Pourquoi tu tiens à savoir qui possède un pouvoir, ici ? interroge-t-elle Chester.

Il hausse les épaules comme si la réponse était évidente.

— Plus les sorciers sont nombreux et plus nous serons à l’abri. Même si l’on ne voit plus beaucoup d’anges dans le coin, ça ne veut pas dire qu’ils sont partis pour de bon. Et avec la blinde de voyants qui vivent à Town… si quelque chose de grave devait se passer, nous serions avertis. Tu sais faire quoi, toi ?

— Je vois des trucs dans mes rêves.

Lili sourit malgré elle en entendant ses propres mots. Si seulement cela se cantonnait à « voir des trucs dans ses rêves », sa vie aurait été plus facile.

Elle retourne la question à Chester avant qu’il puisse lui en demander plus :

— Et toi ?

— Pas de magie, pas de pouvoir, en dehors de celui de me mettre systématiquement dans la merde.

— C’est un talent que nous avons en commun, alors.

Il rit de nouveau, d’un rire plus joyeux cette fois, ponctué d’un autre silence plus léger ressemblant à ceux que Lili partageait avec Fañch. Des pauses et des souffles entre les mots, dénués du tic tac incessant des horloges qui égrènent leurs dernières secondes, planquées derrière le rideau du monde. Ce sont des moments qui coûtent cher ; des minutes enfuies trop vite durant lesquelles on croit que le temps ne s’écoule pas et que l’on ne peut jamais récupérer. Des oasis dans le fracas de ces heures toujours trop courtes. Lili déteste se perdre dans ces instants qu’elle regrette sitôt passés.

— Tu voulais savoir si Élias allait revenir, n’est-ce pas ? demande-t-elle ensuite.

— Oui.

— Mes rêves ne m’ont rien montré. Je suis désolée.

— Ce n’est pas grave.

Mais l’expression morose qu’il affiche lui prouve le contraire. Chester a cessé de se balancer et fixe à présent le sol couvert de terre, de sable et de poussière en fronçant les sourcils, comme perdu ou en colère.

C’est Town qui a parlé d’Élias dans ses rêves. Elle semblait si triste de le savoir loin… Alors Lili est allée voir Nana pour lui demander qui était cet homme dont la Ville évoquait le souvenir avec tant de regrets, et elle a appris qu’il était à l’origine de ce camp perdu au milieu de nulle part, ouvert afin d’accueillir les enfants qui erraient seuls sur les routes.

Et Élias est parti il y a peu de temps. Sans se retourner, sans dire au revoir à personne. Depuis, personne n’en parle, mais tout le monde y pense.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? ose demander Lili en jetant un coup d’œil à Chester.

Ce dernier observait les étoiles sans un mot avant de s’en détacher.

— Il a cru qu’il provoquerait quelque chose qui détruirait Town, soupire-t-il.

— Provoquer quoi ?

— Ana.

— Ta copine, c’est ça ?

— C’est ça.

Il hésite une demi-seconde de trop avant de répondre peut-être, assez pour que Lili y décèle un malaise ou un non-dit. Le fameux statut « c’est compliqué » dans les relations sur Facebook. Elle décide de ne pas y prêter attention afin de ne pas l’embarrasser.

— Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, fait-elle. Mais j’ai l’impression qu’elle n’a pas le temps de s’occuper des étrangers qui échouent ici. Pourquoi Élias croyait qu’Ana pourrait détruire Town ?

— Parce que quelque chose l’habite, et nous ne savons pas quoi. D’ailleurs, si Town pouvait t’expliquer ce qu’elle sait à ce sujet, ça arrangerait tout le monde.

— Je lui poserai la question. Tu ne devrais pas être avec Ana plutôt que de discuter avec une inconnue qui t’a envoyé chier quand tu es arrivé ?

— On s’est engueulés. Une fois de plus. Elle savait que tu es allée voir Nana et elle voulait absolument que je t’en touche deux mots. Je lui ai rétorqué qu’elle pouvait le faire toute seule.

— Et en plus, c’est de ma faute…

L’ironie dans la voix de Lili semble surprendre Chester, qui lève la tête en plissant les yeux, mais elle lui sourit afin de lui montrer qu’elle plaisante. Ou qu’elle s’en fout, plutôt. Si Ana a un problème, qu’elle vienne.

— Tu es un drôle d’oiseau, toi, lâche-t-il en souriant à son tour.

— Je te retourne le compliment.

— Je ne t’ai même pas demandé comment tu t’appelais.

— Lili.

— Et tu étais dans le groupe qui venait du Mans, c’est bien ça ?

— Oui.

Il finit par éteindre son joint avec soin, qu’il range ensuite dans sa poche. La chaîne de la balançoire sur laquelle il est assis grince sous le mouvement, déchirant le silence de la nuit comme un cri de banshee.

— C’est vrai que vous acceptez tous les réfugiés qui passent ? interroge Lili.

— Tout le monde à l’exception des pillards et des nephs ; ceux-là, on les plombe quand ils s’approchent de trop près. Pendant un temps, on a vu beaucoup de survivants arriver de partout dans le pays, et puis maintenant, plus rien. Comme si chacun s’était résigné à rester où il se trouve. Je me suis demandé, d’ailleurs, pourquoi vous avez pris tout ce temps et tous ces risques pour venir…

— Peut-être parce que certains d’entre nous n’avaient pas le choix. Parce qu’à un moment donné, il fallait partir.

— Et c’est ton cas ?

La voix de Lili s’éteint au moment où elle allait répondre.

Elle ne sait plus quoi dire. Ni quoi penser. Elle était certaine de ne pas avoir le choix de s’éloigner de Fañch mais aujourd’hui qu’elle y songe, elle se demande si ce n’était pas trop cher payé. Pour elle, et pour lui aussi, parce qu’il est impossible que Fañch lui pardonne de s’être tirée sans prévenir.

— Je pense que je n’ai pas eu le choix, dit-elle à voix basse. Mais je ne pourrai jamais en être sûre.

— Pourquoi ?

— Parce que je possède un pouvoir. Je te l’ai dit, non ? J’ai des visions dans mes rêves, et les anges le savaient. Je refusais qu’ils s’attaquent à la planque dans laquelle j’étais réfugiée, j’avais peur qu’ils s’en prennent à ceux qui vivaient avec moi. Alors je suis partie.

— Et tu les as laissés.

Elle acquiesce d’un signe de la tête, la gorge serrée.

— Je comprends pourquoi tu rumines en permanence dans ton coin, maintenant.

La remarque de Chester arrache un petit rire à la jeune femme, qui apprécie de plus en plus sa franchise. Elle l’aurait sans doute giflé, d’ordinaire, mais il a un talent certain pour mettre le doigt sur ce qu’il fait mal et étrangement, elle s’en trouve soulagée.

— Je ne suis pas sûr que j’aurais fait comme toi, ajoute-t-il. Je ne crois pas que je serais parti tout seul, même au risque d’attirer les anges et qu’ils viennent nous massacrer.

— J’y pense tout le temps et ça me rend folle. Est-ce que cela en valait la peine ? J’ai fait du mal à tous ceux que j’ai abandonnés, je m’en suis fait à moi-même, et tout ça pour leur offrir quelques jours de paix en plus ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu que je reste et que les anges nous butent tous ensemble, plutôt que de vivre chacun de notre côté ces derniers jours qui n’en finissent pas ?

— Il y a une personne en particulier que tu as laissée là-bas ?

Lili aurait dû se douter qu’il allait poser la question, mais elle ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si douloureuse. En même temps, elle l’a provoquée, aussi, en se laissant aller à ces confidences, elle savait qu’ils en viendraient là.

À Fañch, et au vide qui le remplace à présent, au gouffre sans fin résonnant de silences gris comme un océan sans couleurs. Le bleu de ses yeux, effacé, dont elle ne parvient même plus à se souvenir.

Elle s’étonne quand elle constate que sa voix ne tremble pas :

— Je l’appelais mon ami de fin du monde. Nous nous sommes croisés le deuxième jour et nous nous étions promis d’arriver à destination tous les deux, de ne jamais abandonner l’autre. Rien ne nous attendait au bout de la route, mais nous voulions y parvenir ensemble malgré tout. Il n’y a pas si longtemps, j’ai cru que nous étions enfin arrivés, que nous allions pouvoir enfin poser nos valises et souffler, dans le calme et la sécurité d’un refuge à Nantes… mais c’était une erreur de le croire. Il n’était en sécurité nulle part tant que j’étais près de lui, alors c’est pour ça que je suis partie. Je voulais qu’il vive ses derniers jours sans avoir peur. Finalement, ses derniers jours, il les vivra dans la colère et dans la tristesse parce que j’ai décidé à sa place de rompre la promesse que nous nous sommes faite.

Pas de larmes pour ponctuer sa tirade, et des mots qui chancellent à peine. Seul son cœur manque de dérailler ; Lili doit le retenir et le rattraper avant qu’il ne tombe. Chester se contente de la fixer, sans un geste ni une parole de réconfort, mais son regard rempli de compassion suffit à la jeune femme. Elle ne veut rien de plus.

Puis il dit simplement :

— Il n’y a aucun choix facile depuis le Cataclysme. Le moindre coup de volant suffit à changer la trajectoire, surtout quand la voiture est lancée à toute allure.

— Je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’aurais dû rester.

— Et dans cet hypothétique monde parallèle créé après l’autre choix, tu regrettes en ce moment de ne pas être partie plus tôt parce que tu as aperçu des anges à la fenêtre, et tu ne sais pas comment tu vas mettre ton ami à l’abri. Peut-être même que tu l’as vu mourir avant toi.

Une éventualité à laquelle Lili n’avait pas songé, et qui la déprime encore plus. Chester a raison, tous les choix qui s’offrent à eux ne sont que des choix impossibles dans lesquels personne n’est gagnant. Et de toute façon, pourquoi s’acharner à vouloir prendre la bonne décision puisqu’ils perdront tous à la fin ?

— En tout cas, soupire Chester, s’il s’agit d’une épreuve du voisin du dessus, je ne la trouve pas très drôle.

— Peut-être que nous sommes tous morts et déjà en Enfer.

— Ah, ouais, c’est possible. Je crois que je préférerais, d’ailleurs.

Les paroles d’une chanson que Lili appréciait autrefois lui reviennent en mémoire, mais elle ne parvient plus à se souvenir du titre, ni de l’artiste.

Is it still worth fighting, Is it still worth begging

Know how heaven looks like, Let’s try hell it might be right *

Et elle a beau se creuser la tête, rien ne vient. Tout ce qu’elle aimait dans le monde d’avant s’est éteint peu à peu, effacé, renvoyé au néant comme les années délavent les couleurs des photos dans des albums.

— Un « ami de fin du monde »…, marmonne Chester tout en creusant dans la terre du bout de sa chaussure. J’aurais aimé avoir quelqu’un comme ça pendant les premiers jours.

— Tu étais seul ?

— J’étais avec ma sœur… mais elle a été tuée par un ange.

Il se frotte les yeux en soupirant, et avant que Lili puisse dire quoi que ce soit, il lâche :

— Putain, j’ai l’impression que ça fait un siècle. Je ne me souviens même plus de sa voix ou de son visage, comme si elle venait d’une autre vie.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Nous n’avons pas eu de chance, c’est tout. Il nous est tombé dessus et je n’ai rien pu faire. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est mieux comme ça, parce que… eh bien, parce qu’elle n’aurait pas réussi à supporter tout ce merdier. Isobel était jeune, et fragile, et terrifiée par tout et tout le monde… Tu vois, tu as l’impression d’être un monstre parce que tu as rompu une promesse faite à ton ami… Moi je suis un monstre parce que j’ai été soulagé par la mort de ma sœur.

— Je comprends. Et je suis sûre que d’autres ont fait bien pire.

— Je n’en doute pas une seconde.

— Ça change les gens, l’Apocalypse.

Il s’esclaffe tout en donnant un coup de pied dans le petit tas de sable qu’il vient de constituer.

— En même temps, après s’être mesuré à des anges descendus sur Terre pour nous buter, il y a de quoi, reprend-il.

— Tu en as tué beaucoup ?

— J’ai arrêté de compter. Les autres, par contre…

— Les autres ?

— Des nephs. Des pillards. Eux, je tiens le compte.

— Parce que tuer des hommes et tuer des anges, ce n’est pas la même chose ?

— Les anges ne sont que des coquilles vides. Je ne sais pas ce qui leur arrive quand ils descendent sur Terre, mais une partie de leur cerveau semble coincée là-haut, ou alors elle a grillé. Mais bon, peu importe, je n’avais pas ça comme plan de carrière. En même temps, ce n’est pas comme si j’avais un plan de carrière à la base, aussi. Je suis déjà étonné d’avoir atteint les trente ans, avec toutes les conneries que j’ai pu faire…

— Trente ans ?

— Trente-deux, en fait.

Lili hausse les sourcils de surprise. Elle ne s’attendait pas à ce que Chester ait le même âge qu’elle, lui qui fait facile dix ans de moins.

— Arrête, lâche-t-elle.

— Tu ne me crois pas ?

Il sort de la poche de son sweat un vieux portefeuille délavé duquel il extrait un document qu’il tend à la jeune femme, un passeport britannique écorné dans lequel elle trouve sa photo et sa date de naissance.

En février. Le 16. Comme elle. La même année.

— Attends… bredouille-t-elle. On est nés le même jour…

— Quoi, c’est vrai ?

La coïncidence la frappe avec violence. Quelle probabilité y avait-il pour qu’elle croise dans la dernière ville du monde un mec qui a exactement la même date de naissance qu’elle ?

— Si, je t’assure, répond Lili en lui rendant son passeport. Je n’ai plus mes papiers, je les ai perdus en chemin… mais je te jure que c’est vrai.

— Tu ne trouves pas ça génial ?

— Tu ne trouves pas ça flippant ?

— Je vais t’avouer que je ne trouve plus grand-chose flippant depuis longtemps.

— C’est vrai.

Chester se redresse un peu sur sa balançoire pour regarder les autres au loin, comme s’il cherchait quelqu’un en particulier. L’on entend plus de rires à mesure que la nuit s’obscurcit, même si les réfugiés du camp quittent peu à peu la place afin de regagner leur abri.

Puis il se rassied, l’air déçu.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Lili.

— J’aimerais bien fumer une clope mais je n’en ai plus, et je passe pour un emmerdeur à force d’en taxer aux autres.

— Je suis bien contente de ne pas avoir recommencé à fumer, ça m’aurait gonflé de devoir chercher des cigarettes pendant que des anges veulent me buter.

— Ouais, eh bien on fait avec ce qu’on a. Moi je n’ai pas eu envie d’essayer d’arrêter, j’avais autre chose à faire. Et maintenant, c’est trop tard pour regretter.

— Il n’y a pas de meilleur moment pour se laisser aller à regretter. Quand, sinon ?

— Et tu regrettes quoi, toi ? À part d’avoir abandonné ton pote ?

Lili hausse les épaules, et appuie sur la pointe de ses pieds afin de se balancer.

— Ce serait bien trop long et chiant, fait-elle.

— C’est toi qui as abordé le sujet. Commence.

— Parce que c’est un jeu ?

Il lui répond par un geste du menton comme pour lui dire « ouais, on va jouer, et c’est toi qui ouvres le bal ». Lili sourit.

— Je regrette de m’être laissée submerger par mon pouvoir à une époque. J’ai perdu les pédales et je me suis conduite comme une connasse avec mes proches.

Chester rit.

— Tu commences fort, répond-il. À moi : je regrette d’avoir tabassé le père de ma sœur.

— Carrément ?

— Il la battait. Je voulais lui faire passer l’envie de recommencer mais il a porté plainte et j’ai fini en taule. J’ai pris six mois. À ton tour.

— Je regrette de ne pas être morte à l’hôpital ce jour-là.

— Oh… Il s’est passé quoi ?

— J’ai gobé plusieurs plaquettes de médicaments, mais je ne me rappelle plus combien ni lesquels. J’étais dépressive.

— À cause de ton pouvoir ?

— Pas seulement.

— Et tu regrettes d’avoir loupé ?

La jeune femme acquiesce en hochant la tête. Elle n’en avait jamais parlé à personne ; et elle ne savait pas qu’elle le ferait un jour.

— Je m’en suis remise mais c’était difficile de garder le cap. Justement parce que j’étais guérie, parce qu’il fallait que je me batte deux fois plus pour ça, pour avancer malgré tout. J’avais peur que mes démons reviennent, l’idée de sombrer de nouveau me terrorisait. Et au moins, je ne vivrais pas cette apocalypse de merde aujourd’hui.

— Ouais, mais tu ne discuterais pas avec moi en ce moment même, et je trouve ça dommage.

— Prétentieux.

Le sourire qui s’affiche sur le visage de Chester, découpé dans la lumière de la torche, lui semble être le plus sincère qu’elle ait vu jusqu’ici. Leur date de naissance n’est peut-être pas la seule chose qu’ils ont en commun, manifestement ; il y a un tel soulagement, une telle confiance dans leurs mots… À croire qu’ils attendaient, chacun de leur côté, de pouvoir vider leur sac un jour. Lili craignait toujours que se confier ainsi lui ferait mal car cela reviendrait à rouvrir des blessures jamais vraiment cicatrisées, alors elle s’est tue pendant longtemps. Même à Fañch, elle n’en avait rien dit – même si elle se doute qu’il en avait deviné l’essentiel.

— À toi, dit-elle afin de ne pas laisser le silence reprendre ses droits.

Chester hésite une ou deux secondes avant d’énoncer :

— Je regrette d’avoir cru que je serais quelqu’un. J’ai passé toute ma vie à la rêver, à me dire « un jour, tu montreras à tout le monde que tu vaux mieux que ça », à ruminer ma jalousie de la réussite des autres au point d’en devenir aigri. Pour que dalle.

— Ah. Ça me parle, ça.

— Ça ne m’étonne pas. On est nés le même jour.

— Tu n’en as aucune preuve, j’aurais pu te mentir.

— Non, tu avais l’air bien trop surprise quand tu as vu mon passeport.

Les fêtards sur la place centrale de Town partent soudain dans un grand éclat de rire, comme si quelqu’un avait sorti une bonne blague. Cette joie bruyante arrache un sourire à Lili, amusée de cette normalité. Puis elle reprend la main sur leur étrange jeu de confidences :

— Je regrette d’avoir cru à une amitié. J’en ai pris soin, je m’y suis investie… et finalement c’était pour rien.

— Ce qui explique pourquoi tu rechignes à te mêler aux autres ? Parce que tu ne veux t’attacher à personne ?

— Possible, oui. J’étais un vrai cœur d’artichaut quand j’étais plus jeune, j’étais gentille, j’espérais être amie avec tout le monde… Mais on ne m’en a pas laissé le temps ; ma famille déménageait beaucoup. Tu vas quelque part, tu te fais des copains d’école, et deux ou trois ans plus tard tu peux leur dire au revoir. Les copains en question te promettent qu’on se reverra mais ce n’est jamais le cas. Alors tu cherches, tu es avide d’amitié, tu veux nouer des liens avec tout le monde en priant pour que l’un d’eux tienne plus longtemps que les autres.

— Et ce n’est jamais arrivé.

— Pas comme je l’espérais. Le lien était plus profond, mais il n’était pas plus solide que les autres. Maintenant, je pense que l’amitié est une chimère. L’amour aussi, sans doute. Étrangement, ce sont les amitiés perdues qui m’ont été plus douloureuses. J’aurais voulu avoir un ami d’enfance, comme dans les histoires ou dans les films. L’ami que tu connais depuis toujours, celui avec qui tu grandis et que tu considères comme ton frère… puis au fil des années, tu ne sais plus ce que tu éprouves pour lui, tu mélanges tout, l’amitié, l’amour, le désir, mais ce n’est pas grave parce que tu sais que quoi qu’il arrive, il sera là pour t’aider à déplacer un cadavre en pleine nuit, pour te faire passer un barrage de police à la frontière ou pour t’empêcher de sauter par la fenêtre. Je regrette de ne pas avoir eu cette chance.

— Tu triches, là, tu joues deux fois.

— Désolée. À ton tour, alors.

— Je regrette de ne pas t’avoir eue pour amie d’enfance.

Lili hausse un sourcil circonspect en se tournant vers lui, mais elle constate qu’il n’a pas l’air de plaisanter.

— Tu es gentil, tu n’es pas obligé de te moquer de moi.

— Je ne me moque pas de toi. C’est vrai.

Il se lève afin d’attraper son briquet dans une poche de son jean, et rallume le joint éteint.

— Peut-être qu’on serait amis dans un monde parallèle. On aurait été à l’école ensemble.

— Tu n’es pas anglais, pourtant ?

— Je suis franco-britannique. Et j’ai passé quasiment toute mon école primaire en France. Arrête de causer et imagine un peu : on se rend compte à six ans qu’on est nés tous les deux à la même date, et on devient les meilleurs amis du monde. Peut-être que je n’aurais jamais rencontré ma demi-sœur, que je n’aurais pas été en prison pour coups et blessures, que je n’aurais pas foutu ma vie en l’air et que j’aurais eu un métier respectable. Et toi, peut-être que tu n’aurais pas été dépressive. Et peut-être qu’en ce moment tu ne serais pas en train de faire le compte de tout le mal que tu as pu faire aux autres.

— Mais nous aurions fini par nous prendre la tête et couper les ponts. Je ne crois pas que nous sommes des gens faciles à vivre… Sans vouloir te vexer.

Chester ne relève pas, se contentant de sourire et de continuer son histoire à dormir debout :

— Tant pis, tout arrive. Je serais quand même parti à ta recherche pendant l’Apocalypse. Et toi aussi, sans doute.

— C’est beau de rêver.

L’idée lui plaît, pourtant. Et la fait presque regretter que ce ne soit pas vrai.

— Tu aimes bien ce truc des mondes parallèles, non ? remarque-t-elle.

— J’aime bien imaginer ce que je serais devenu si j’avais fait d’autres choix. C’est une manière de faire le bilan, je crois… et de constater que souvent, il n’était pas possible de faire différemment. Et que ça ne sert à rien de regretter. Je ne regrette pas du tout d’être arrivé ici, aujourd’hui, il y a juste que la destination ne m’arrange pas trop.

Au bout de la route. Toujours. Là où le voyage s’arrête.

Lili réalise qu’elle est d’accord avec lui, qu’avoir atterri à Town vaut bien toutes les destinations du monde. Elle a appris à apprécier la voix de la Ville, si chaleureuse et douce dans ses rêves, et les attentions de Nana, et les rires de Joseph et Noah.

Seule l’absence de Fañch lui pèse. Et la décision de ne pas accepter qu’il parte avec elle, car il aurait été en sécurité à Town, bien plus que dans son refuge à l’autre bout du pays. Mais elle ne savait pas ce qu’elle aurait trouvé à l’arrivée. Elle pensait qu’elle serait morte en chemin parce que les anges l’auraient rattrapée. Elle aurait préféré.

La douleur revient, tout doucement, un lent courant passant dans son ventre jusqu’à son cœur.

— Je regrette d’avoir voulu être seule toute ma vie, murmure-t-elle alors.

— On sera deux.

Après une hésitation, Chester pose sa main sur l’épaule de la jeune femme, dans un geste compatissant qu’elle accepte sans rien dire. Lili n’a pas l’impression de mériter cette attention.

— J’aimais bien me dire que tout ce que je n’avais pas dans cette vie, je l’aurais eu dans la suivante, dit-il. Ça me consolait, parfois.

— Je ne crois pas à la vie après la mort.

— Moi non plus. Mais eux (il désigne d’un geste les derniers fêtards sur la place), ils y croient. Enfin, non, ils savent. Même si là, il n’y aura plus rien après.

— Comment tu fais pour réussir à regarder la fin en face ?

— Je ne sais pas. Je suppose que ça fait partie de mon caractère.

Puis il tend de nouveau son joint à Lili.

— Ça aussi, ça aide.

La jeune femme refuse, cette fois, puis elle lève la tête vers le ciel.

Les étoiles veillent sur eux, encore. Du moins celles qui restent.

— Je n’avais pas remarqué qu’elles disparaissaient, reprend Lili. Même ça, je n’ai pas su le voir. Tout comme je n’ai pas su voir l’évidence, alors que je fuyais une vérité à laquelle je n’aurais jamais pu échapper.

— Qui était ?

— Que c’est moi qui suis responsable du mal que je me suis fait. Et encore maintenant, alors que je ressasse sans m’arrêter, tout le temps, toujours. Chaque pas, chaque parole prononcée…

— C’est toi qui l’as dit, il n’y a pas de meilleur moment pour regretter.

— Je sais.

Reprenant sa place sur la balançoire, Chester observe à son tour la voûte céleste à moitié éteinte, comme à la recherche d’étoiles filantes. Ça dure longtemps, plusieurs minutes peut-être, dans le silence et dans le vent, les voix lointaines aux accents de confidence les enveloppant de leur rassurante normalité, la tête bourdonnante de pensées, de remords, de souvenirs, et du tic tac pressant du temps qui passe. Des minutes coûteuses qui s’écoulent trop lentement et trop vite, une illusion d’éternité qu’on se prend ensuite dans les dents parce qu’on ne pourra plus jamais les remplacer.

Un astre s’éteint, soudain, comme fatigué de briller. Ils s’exclament en même temps :

— Oh !

— J’en ai vu une !

Puis Chester dit :

— Je ne pense pas que ça porte bonheur, mais j’ai l’habitude de faire un vœu quand ça arrive. Toujours le même.

— C’est quoi ?

— Tsss, ça ne se fait pas de le dire aux autres. Je fais le vœu qu’ils se gourent, tous.

— Les sorciers ?

— Les sorciers, les voyants, ceux qui « voient des trucs dans leurs rêves »… J’aimerais qu’ils se plantent et qu’on se réveille au bout du six-cent-unième jour en ayant l’air de cons.

— J’espère qu’on t’exaucera, alors.

— Et toi, tu ferais quoi comme vœu ?

Lili ferme les yeux le temps de quelques secondes, deux battements de cœur à peine, des nuages dorés dansant sur ses paupières closes, puis elle les rouvre devant la nuit.

— Je fais le vœu d’être folle. Je souhaite être enfermée dans un rêve, et imaginer tout ce qui se passe, et être la seule à vivre ce cauchemar. Et me réveiller. Dans pas longtemps si possible.

Chester éclate d’un rire joyeux que Lili ne peut qu’imiter, et leurs rires à tous les deux s’élèvent dans la nuit jusqu’aux étoiles, des échos de ce qui aurait pu être.

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* AaRON, Beautiful Scar